Bitchy Bitch

Roberta Gregory

Bethy, 1998
ISBN 2-912320-17-8


[cet article est paru, à quelques modifications près, dans le numéro 1 de la revue "l'indispensable"]
 
Robert Gregory dessinait les aventures de Donald pour le compte de Disney.
Sa fille Roberta, prenant (sciemment ?) le contre-pied de l’expérience paternelle a développé une oeuvre indépendante, féministe, mordante et aux thèmes réalistes, dont un des morceaux de choix, la série Naughty bits (parties honteuses) vient enfin d'être éditée par les éditions Béthy, dans une traduction de Jean-paul Jennequin, le premier et sans doute le seul a avoir tenté de faire connaître cette œuvre ici.

Comme beaucoup d’auteurs "underground", Roberta Gregory explique avoir commencé sa carrière pour combler un manque, faire les bandes dessinées qu’elle aurait elle-même voulu lire : des bandes dessinées qui racontent la ‘vraie’ vie. Publiée par des journaux féministes et lesbiens (Tits and clits ou gay comix) depuis ses années à l’université, elle a été la toute première femme à auto-éditer ses bandes dessinées (Dynamite Damsels, 1976). L’auteur, dont l’oeuvre reste toujours relativement confidentielle, est aujourd’hui publiée par Fantagraphics, un des géants de la presse alternative américaine.

Naughty bits raconte depuis huit ans la vie d’une célibataire américaine, Midge, surnommée Bitchy bitch. Le graphisme est très relâché : on peut évoquer Reiser (Midge a d’ailleurs plus d’un point commun avec ‘Jeannine’). Malgré une certaine maladresse (qui n’est qu’apparente, Roberta Gregory prouve de temps à autres qu’elle sait avoir un trait séduisant) le dessin est tout sauf un accessoire et sert le récit par un sens très synthétique du ‘détail qui tue’. Roberta Gregory a un œil perçant. Toujours au chapitre du dessin, l'auteur nous a confié regretter de ne pas pouvoir être publiée en couleurs (traitement réservé chez son éditeur, par force, aux gros tirages).
Ses couvertures le sont et donnent sans doute un aperçu de ce que serait son travail s'il pouvait être entièrement imprimé en couleurs.

Le plus original est sans doute l’optique du récit : la vie d’une femme, de son enfance à l’âge de la ménopause qui nous est racontée sous un angle que l’on a envie de qualifier d’organique. C’est avant tout l’histoire d’un corps : ses mutations, ses douleurs et ses plaisirs, ses événements, en somme. Cet angle est si choquant pour les occidentaux (phallo-centristes et surtout plus portés sur l’esprit que sur le corps) que les bandes dessinées de Roberta Gregory sont, par exemple, presque toutes interdites en Grande-Bretagne : trop sale !
Épisode après épisode, l’histoire nous présente une foule de personnages aux rôles assez définis : Marcie, ultra-religieuse, superstitieuse, homophobe et affublée d’un abominable accent du sud - malheureusement absent de la traduction -   qui permet de temps à autres à Midge de se souvenir qu’elle a une conscience politique, Sylvia, la yuppie dynamique, les autres collègues, la famille, les amis sur le campus... et bien sûr une petite brochette d’amants minables : “ Dans une culture aussi focalisée sur la jeunesse que l’est celle des Etats-Unis, la vie affective d’une femme de plus de quarante ans est souvent assez désespérante” nous dit l’auteur.

On pourrait facilement voir Midge comme une secrétaire râleuse à la vie affective très morne, chargée de regrets, et on aurait beaucoup de mal à s’apitoyer sur elle. Mais elle a une telle hargne, une telle violence envers tout ce qui l’entoure (au point que sa bouche est souvent dessinée bien en dehors de l’ovale de son visage) qu’on finit par s’attendrir et par admirer cette énergie : elle ne lutte plus contre rien depuis longtemps, n’attend visiblement plus grand chose - ni l’amour, ni même une vie un tant soit peu satisfaisante - mais la rage intérieure qui l’anime nous la rend vivante et finalement attachante. Voici la manière dont Roberta Gregory décrit elle-même sa créature : “ Midge est capable de se plaindre du monde entier et de son propre sort, mais à chaque fois qu’elle a une occasion de changer les choses en mieux, elle ne le fait pas. Je pense qu’elle tire une satisfaction lugubre des situations qui tournent aussi mal qu’elle l’a prédit. Elle perçoit assez bien son environnement : elle réfléchit, elle lit, elle regarde la télévision, mais elle se montre toujours incapable d’appliquer ce qu’elle sait pour arranger quoi que ce soit”.
Par égoïsme, Midge gâche négligemment sa vie et se regarde faire : n’y a-t-il pas là un peu de chacun de nous ? Quand un journaliste parle du film Titanic, il dit généralement que c’est “ une grande et belle histoire d’amour au centre d’un grand drame historique ”. Naughty bits est exactement le contraire, à savoir de petites histoires, rien d’heureux en amour, rien de grand ou d’extraordinaire, juste une foule de petites vérités désagréables.

Les lignes qui précèdent laisseraient presque croire qu’il s’agit d’une œuvre exagérément sérieuse, mais qu’on ne s’y trompe pas, Naughty bits est avant tout une bande dessinée très drôle, une sorte de méchante héritière de la tradition classique américaine : si l’on met à part ses problèmes et ses préoccupations plutôt adultes, Midge a à peu près le même sale caractère que... Donald Duck !
La boucle est bouclée.

Le recueil établi par les éditions Bethy est une sélection assez pertinente d'épisodes des diverses époques-clés de la biographie de Midge, l'enfance, l'université, le dépucelage, l'avortement et enfin, l'âge adulte.
On peut espérer des tomes à venir avec sa très savoureuse vie de bureau, ses vacances et ses tristes affaires de coeur...

JN.&NL.


Roberta a un site sur internet, ses bandes dessinées, outre la version française, sont éditées par Fantagraphics et faciles à trouver dans les librairies spécialisées ‘comics’ ; elles existent aussi en suédois, allemand et chinois ; enfin, Naughty bits a été adapté au théâtre.


La petite Midge

La grande Midge, traînée de force à une soirée sans intérêt par sa mère.
   En pleine période hippie, un beau prince....

...Moyennement charmant et prêt à profiter de l'innocence de Midge, ce qui conduira cette dernière à un avortement moyenâgeux.

La grande Midge dans son état naturel : en colère et... en peignoir.