Bernard Noël, à propos des attentats du 11 septembre
Les gestes symboliques déplacent les ombres

Bernard Noël, auteur du Journal du regard (P.O.L.) et La castration mentale (P.O.L.), dont le roman Le Château de Cène avait été interdit, était invité à Lyon le 27 novembre 2001. Interrogé publiquement sur la manière dont ont été présentés dans la presse les attentats du 11 septembre 2001, il resitue cette question dans un contexte plus large et questionne les limites d’une interprétation manichéenne de ces événements.
Rencontre publique avec Bernard Noël
Au cours d’un débat public mené par Lionel Tran, l’écrivain Bernard Noël aborde le choc visuel du 11 septembre 2001, la notion d’acte symbolique, de censure et d’autocensure.

Lionel Tran : Nous avons placé la rencontre de ce soir autour du regard, qui est le thème central de votre œuvre. J’aimerais que nous revenions ensemble sur ce qui s’est passé le 11 septembre 2001 et plus précisément sur les termes qui ont été utilisés dans la presse pour parler de cet événement. Je vais vous lire une série d’extraits d’articles écrits les 12 et 13 septembre. J’aimerais savoir ce que ces propos vous inspirent.

"Cette image est à peine croyable et c’est pourtant la vérité".
Bernard Noël : Il faudrait d’abord savoir de quelle image il s’agit. Pour moi, le 11 septembre c’est Sabra et Chatila, la mort de Allende. C’est l’arrière pays du 11 septembre. Cela dit, c’est un mot de Jabès, "je ne crois pas que le sang puisse jamais laver le sang".

"Nous ne sommes malheureusement pas dans le cadre d’une image virtuelle".
J’ai la chance de ne pas avoir la télévision, donc je n’ai vu ces images qu’à retardement, parce que j’étais quand même curieux de les voir.

" La réalité dépasse la fiction", Le Monde, 13 septembre 2001.
Comme propos de journal, c’est pas mal. Parce qu’il me semble qu’il est constant que dans les journaux, la fiction dépasse la réalité.

Est-ce que vous pensez que l’on peut parler de réalité à propos d’images médiatisées ?
Encore une fois, j’ai vu ces images à retardement, mais il me semble que le premier jour il se peut que l’on ait eu affaire à de l’information, mais au bout de quelques heures on avait affaire à de la propagande, ce qui change tout. On avait affaire à la propagande, on avait aussi affaire à la fabrication du coupable.

" [On] montre du doigt [un homme] que les États-Unis ont longtemps présenté, d’une manière un peu hollywoodienne, comme l’ennemi public numéro un". Éditorial de Philippe Thureau-Dangin, Courrier International, semaine du 13 au 19 septembre.
Il ne faut peut-être pas oublier que les États-Unis ont cessé de financer Ben Laden le 11 septembre. Alors peut-être, c'est là que la réalité a tout à coup basculé. Est-ce qu’elle a changé de nature ? Parce qu’après tout, si on finançait Ben Laden, c’était afin de pouvoir installer en Afghanistan un pipeline capable d’évacuer le gaz d’Ouzbékistan par la mer et donc il s’agissait de financer le régime le plus stable, représenté par les Talibans. J’ai une amie qui travaille dans une O.N.G. en Afghanistan depuis 7 ou 8 ans et contrairement à ce que je croyais moi-même, Massoud était loin d’être populaire en Afghanistan, parce qu’il représentait la continuation de la guerre, alors que les Talibans, quand ils sont arrivés, ont représenté la stabilité et la paix, indépendamment de ce qu’ils représentent pour nous, c’est à dire un fascisme religieux insupportable. L’autre chose qui m’a surpris dans les nouvelles qu’on a pu apprendre à cette occasion, c’est que le djihad contre les Soviétiques a été, si je puis dire, prêché dans 40 pays arabes, et que tous ces volontaires arabes qui sont en Afghanistan, sont venus en réalité pour combattre les Soviétiques, puis ils sont restés ensuite. Enfin ceux qui n’ont pas essaimé dans tous les pays arabes, notamment en Algérie, pour le plus grand malheur des Algériens.

Ce qui a été étonnant, dans les commentaires entendus le jour même, c’est les parallèles répétés entre fiction et réalité. On a entendu des choses comme : "on dirait un mauvais film de science fiction", "nous laissons loin derrière nous toutes les fictions catastrophe". Ce qui est troublant là-dedans, c’est que pour la première fois on comparait de l’information à de la fiction.
Peut-être qu’il était impensable que cette chose arrivât aux États-Unis, donc elle pouvait en apparence relever de la fiction. Je ne crois pas que le mot terroriste convienne d’ailleurs, je ne crois pas non plus que ce soit un acte de guerre, ni tout à fait un acte de terrorisme, mais je n’ai pas de mot pour remplacer cela. Il faut dire aussi que les terroristes ont eu un coup de génie extraordinaire, en permettant qu’entre le choc de l’avion contre la première tour et le second, il y ait assez de temps pour que leur avion ne soit pas abattu, mais que les caméras aient le temps d’arriver. Si les deux tours avaient été abattues en même temps il n’y avait pas d’image. Donc je suppose que ça a été sciemment voulu que cette image puisse circuler dans le monde entier.

Est-ce que ce ne sont pas les représentations médiatiques auxquelles nous sommes habitués, qui ont été frappées à ce moment là ?
Non, je crois que plusieurs images ont peut-être été percutées par cette image. D’une part l’image de la démocratie américaine, qui était à l’abri de tout ce genre d’accidents. Et d’autre part, oui, le spectacle. C’est très difficile de parler de ça, parce qu’il me semble qu’on ne peut être ni tout à fait pour, ni tout à fait contre. Par ailleurs, il me semble aussi que le fait d’avoir pu jeter un avion sur le Pentagone et le fait d’avoir abattu ces deux tours qui sont le symbole du capitalisme -World Trade Center, leur nom même est significatif- c’est un des plus grands gestes symboliques de l’histoire. On est obligé de reconnaître la qualité de ce geste en soi. Ensuite, on aurait pu rêver que cela se passe un dimanche, un jour où il n’y a sinon personne, du moins peu de gens dans ces tours. Mais c’était peut être trop en demander.

Toujours dans Le Monde, le 13 septembre : "Le XXIème siècle a peut-être commencé le 11 septembre 2001. Et ce n’est pas du cinéma".
Oui, ce n’est pas du cinéma. On pourrait par contre se demander, si ce qui est du cinéma, ce n’est pas "nous sommes tous américains", si ce n’est pas les trois minutes de silence universelles, si ce n’est pas les cérémonies religieuses. Pour des gens qui n’avaient à la bouche que la vengeance, se trimballer dans les églises, j’ai trouvé ça parfaitement obscène. Enfin, ou on est chrétien, ou on ne l’est pas. Si on est chrétien on apprend, sinon le pardon des offenses, au moins en tout cas la prière sans esprit de vengeance.

Pourquoi a-t-on tellement répété ce jour-là que la réalité était incroyable ?
Peut-être tout simplement parce qu’il était incroyable que des adversaires du pays le plus puissant et le mieux armé du monde réussissent un coup pareil. Cela dit, on a fabriqué le coupable, mais on n’a jamais vu les preuves de cette culpabilité. La tête de monsieur Bush n’inspire pas la présence d’une intelligence remarquable mais on peut supposer qu’il est entouré de conseillers intelligents et il me semble que la seule chose intelligente à faire était un geste symbolique répondant à un autre geste symbolique terrible -la manière dont furent abattues les deux tours et la manière dont l’avion fut jeté sur le Pentagone. Je crois qu’il fallait répondre à un geste symbolique par un geste symbolique fort, tout simplement parce qu’il me semble que le seul discours politique qui ne mente pas est de l’ordre du geste symbolique fort. Par exemple quand Chirac demande pardon pour la rafle du vel’d’hiv’, ça a un sens symbolique indubitable. Il me semble que le geste symbolique qui pouvait répondre à celui-là, c’était la paix en Palestine. Même si, à ce qu’on dit, la Palestine est un prétexte pour Ben Laden, il n’empêche que la Palestine souffre depuis cinquante ans d’un apartheid terrible. Je suis particulièrement sensible au sort de la Palestine peut-être tout simplement parce que j’y suis allé et -pour donner un seul exemple très simple- le premier jour j’étais invité à Bir-Zeit, l’université palestinienne qui est un peu au delà de Ramallah. Je suis parti en voiture avec le directeur du centre culturel français à Jérusalem Est et nous avons pris donc la route de Ramallah, et cette route est absolument défoncée, pleine de nids de poule. Et nous croisions sans cesse des routes superbes, macadamisées neuf. Au bout d’un moment je lui ait dit : mais enfin, pourquoi ne prends-tu pas une bonne route ? Il m’a dit : "ah, non, c’est la route des colons". Je trouve que cela était suffisant comme discours.

Dès le lendemain du drame nous avons entendu : "il y aura ceux qui seront avec nous et ceux qui seront contre nous". Depuis, nous avons assisté à des réactions de plus en plus violentes à l’égard des mouvements de contestation…
Heureusement le monde ne se divise pas aussi simplement en deux camps. J’étais étonné d’apprendre tout à l’heure que les réunions de plus de six personnes devant les allées des immeubles sont interdites dans toute la France. On a vu ça pendant la guerre… Si les rassemblements de plus de six personnes sont soupçonnés d’être des réunions terroristes on peut s’interroger sur l’état de la mentalité de nos gouvernants.

Vous avez été dernièrement en Argentine. De quelle manière ce qui s’est passé le 11 septembre a été perçu là-bas ?
J’ai quitté l’Argentine juste la veille du 11 septembre, donc je n’en sais rien. Mais il ne trouve qu’un peu plus tard j’ai été invité à un colloque en Roumanie qui avait pour sujet la censure. Il y a une chose qui m’a frappé dans ce colloque, où il y avait évidemment une majorité de Roumains, c’était qu’ils étaient tous persuadés d’avoir été les plus grandes victimes de la censure soviétique, à un point extrême. Finalement, assez agacé, je leur ai dit : est-ce que vous avez déjà réfléchi au sort des pays d’Amérique Latine sous la démocratie Américaine ? Je me demande en effet si ces pays d’Amérique Latine n’ont pas plus gravement souffert que les pays de l’Est. En même temps, si je dis cela, c’est parce que je me suis aussi rendu compte qu’il y avait quelque chose d’impensable dans ma propre bouche à articuler ce genre de propos. Alors je me suis demandé si le fait d’appartenir au camp occidental ne fait pas que malgré moi je suis incapable de croire, je cherche un mot, à la vilenie du monde occidental. Parce qu’il y a aussi en nous une autocensure qui tient, parfois je me dis que la langue même nous censure, parce qu’elle a des structures qui conditionnent notre pensée. En même temps si nous n’avions pas ces structures nous serions incapables de penser, probablement. Donc il y a toujours un jeu du noir et du blanc, du pour et du contre, qui n’est pas du tout le jeu du bien et du mal, au sens "les pays du bien contre les pays du mal". Je veux dire qu’il y a en nous des zones d’ombre et que cette ombre fait partie de la vie. Et c’est ce que récuse "la guerre du bien contre le mal". C’est le refus d’assumer nos ombres. C’est pourquoi les gestes symboliques ont du prix, parce que ce sont des gestes qui déplacent les ombres, qui les poussent, qui ne les chassent pas mais qui les mettent au moins provisoirement en marge.

Intervention dans la salle : Le fait d’assumer son mal, n’est-ce pas là la censure ?
Le plus difficile à assumer, c’est ça, justement. La censure nous pousserait au contraire à adhérer, à nous croire complètement partie du camp du bien. Il n’y a qu’à voir les articles qui paraissent à ce sujet dans La Monde, ce qui est frappant c’est que quiconque n’est pas totalement pro-américain devient un individu douteux. Et même quand c’est monsieur Lanzmann qui écrit un article, un antisémite. C’est quand même extrêmement grave, outre le fait dont il a été question de l’interdiction des réunions de plus de six personnes, sur le fait qu’on peut fouiller votre cave ou votre voiture, comment dire, sans aucune (il manque un mot ou des points de suspension), d’habitude il faut un mandat pour ça, ce qui est le minimum de garantie de justice.

Dans La castration mentale, vous disiez : "nous ne savons plus contre quoi lutter".
Je pense à une situation dans laquelle j’ai entendu cette phrase. Après la chute du mur de Berlin, j’ai eu envie de faire une enquête dans les anciens pays de l’Est sur ce que devient la culture quand arrive la liberté. Mais je n’ai pu faire cela qu’en Pologne, parce que je n’ai pas eu les moyens d’aller ensuite dans d’autres pays. En Pologne j’ai rencontré un jour une femme poète qui s’appelle Julia Hartflick, qui avec son mari avait incarné la résistance au régime de Jaruzelski et dans le cours de la conversation elle m’a dit une chose qui m’a d’autant plus frappé que je pense qu’elle n’avait pas exactement conscience de ce qu’elle disait, la phrase ayant surgi dans le courant de la rencontre, elle m’a dit : "vous savez le problème aujourd’hui, c’est qu’on ne sait plus où est l’ennemi". Je crois que c’est ça le problème, la vraie censure commence là. Parce que la censure telle qu’elle a existé, notamment dans les pays de l’Est, qui justement représentaient les pays où régnait la censure quand dans les nôtres régnait la liberté, jamais la censure n’a pu être appliquée sans qu’elle s’auto-dénonce par la contrainte même qu’elle faisait peser sur les individus. J’en arrive à penser que cette censure-là avait quelque chose de positif, justement dans la contrainte et dans le fait qu’elle ne pouvait exister sans s’affirmer comme telle, tandis que nous vivons dans une censure beaucoup plus subtile, qui au fond pèse sur toute notre vie quotidienne sans que nous en ayons conscience. En particulier à travers les médias.

Dans le contexte actuel on peut le vérifier à travers la propagande qui se déverse depuis début septembre.
En même temps je pense que nous avons une certaine méfiance à l’égard de la propagande, j’espère, parce que tout de même, trop c’est trop. Alors peut être que quand elle est excessive la propagande nous immunise contre la propagande. Il n’est pas possible que tout aille dans un seul sens. La vérité est toujours relative. S’il existait une vérité absolue, depuis que le monde est monde on s’en serait aperçu.

Homme dans la salle : Dans La castration mentale, vous parlez de la "sensure" pour définir un état de privation de sens. Pensez vous que l’on puisse dire que cet état de privation de sens que vous définissez comme indolore, devient sensible depuis le 11 septembre ?
Oui, c’est vrai. Je ne sais pas si on peut parler de privation de sens ou de sens unique. Dire qu’il y a une seule interprétation, qui devient l’interprétation dominante, exclusive de ces événements, c’est une forme de censure. Au fond c’est un nouveau type de censure, peut être. C’est-à-dire de fabriquer une vérité unique, qui s’impose à la majorité. Elle entraîne une privation de sens, forcément, mais elle veut agir au contraire comme trop plein de sens. En fournissant à l’humanité entière une interprétation décisive et définitive de l’événement. Il a y aussi dans cet événement une chose bizarre, qui est que le nombre de morts ne cesse de diminuer. Le nombre de mort dans les tours, il était d’abord de six mille je ne sais plus combien, trois ou quatre cent, il est maintenant de quatre mille cent. Bien sûr, c’est 4000 de trop, mais c’est quand même étrange que le nombre de morts diminue au fur et à mesure que la "justice sans limite" triomphe.

Je propose que nous passions à des questions dans le public…

Femme âgée dans le public : je voudrais vous demander ce que vous pensez de la façon dont on peut résister, lorsqu’on est seul et que l’on assiste à des injustices…
Je n’ai pas de réponse, mais le seule chose que je sais, c’est qu’autrefois on pensait que ce genre de problème pouvait se résoudre d’en haut, si je puis dire. Je crois qu’il ne peut se résoudre que de proche en proche, dans le rapport amical et dans la solidarité. C’est-à-dire à petite échelle.

Femme âgée dans le public : Il faut drôlement être forte quand il s’agit d’imposer son opinion si elle n’est pas courante.
Il ne s’agit peut être pas d’imposer son opinion à quiconque…

Femme dans le public : Non, pas l’imposer, mais l’énoncer.
Ça, vous êtes toujours libre d’énoncer vos opinions. Au moins dans un petit cercle. Nous ne sommes pas des propagandistes, justement, ni des détenteurs de vérité, donc on discute.

Femme dans le public : Dans le domaine du travail, par exemple. Je ne travaille plus maintenant, mais quand il s’agissait de dénoncer une injustice, c’était toujours phagocyté, annihilé en douceur. La face était sauvée, mais on ne changeait rien à l’injustice pour les ouvriers. Je parle du domaine du travail, mais c’est valable pour tous les autres domaines.
Il n’y a aucune raison que l’ennemi nous fasse des cadeaux.

Femme dans le public : Oui, c’est vrai, mais on ne va pas lui en faire nous non plus.
Voilà. C’est le principe de résistance.

Jeune homme exalté dans le public : Pouvez vous en un mot, nous dire l’absurdité de "démocratie capitaliste" ? (Rires dans la salle)
(rire) C’est vrai qu’il suffit de l’entendre, d’entendre vos deux mots pour penser qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Mais je me demande si ce qui ne va pas dans la démocratie, tout en reconnaissant qu’elle est le moins mauvais système jusqu’à présent, c’est qu’elle repose toujours sur la délégation du pouvoir. Or la délégation du pourvoir éloigne toujours le pouvoir des citoyens. Et rend en quelque sorte le pouvoir intouchable. Je me suis beaucoup intéressé à la Commune de Paris, parce que les communards avaient beaucoup réfléchi à cela -enfin, ils n’avaient pas eu le temps de réfléchir beaucoup, la Commune a duré même pas trois mois. La question qu’ils ont posé c’est : comment exercer sur le pouvoir un contrôle continu ? Et la manière de pouvoir exercer ce contrôle, c’est tout simplement que le représentant qu’on élit reste proche des gens qui l’élisent. Alors que il faut bien reconnaître que le pouvoir se tient extrêmement loin des électeurs. La chose s’est beaucoup compliquée depuis que les élections reposent beaucoup plus sur les médias que sur les programmes politiques. La démocratie aujourd’hui, c’est au fond l’audimat. Et l’audimat ça a l’air extrêmement démocratique et je crois que c’est totalement manipulé. Je crois que j’ai raconté ça dans La castration mentale, ça m’avait beaucoup marqué, j’étais invité il y a fort longtemps à une séance à l’Institut de l’audiovisuel, où on avait montré les divers types d’émissions littéraires qu’avait produit la télévision entre Dumaillet et Pivot. Ce qu’il y avait d’extrêmement troublant, c’est qu’on voyait la qualité se dégrader d’émission en émission. Se dégrader parce qu’au début on prenait la peine de penser ensemble, je ne sais pas, quand on voit Dumaillet interroger Bataille ou Duras, il y a un effort d’exposer un problème et de le penser ensemble. Et ensuite ça devient de plus en plus spectaculaire. À ce moment-là comme objection, on disait : mais comment a-t-on pu passer de Lecture pour tous à Apostrophe ? Et la réponse était : mais vous savez, Lecture pour tous ça faisait disons 2 % d’écoute… Et on demande : mais qu’est ce que c’est 1 % d’écoute ? Et là on vous répond : 1 % d’écoute, c’était 300 000 personnes. Tout en vous disant : 1 % d’écoute, c’est rien. Imaginez, 300 000 personnes, en termes télévisuels, c’est rien, alors que dans n’importe quel autre domaine de la culture, c’est énorme. Un livre qui touche 300 000 personnes, c’est rarissime. Même un film qui touche 300 000 personnes, c’est déjà pas mal.

Jeune homme exalté dans le public : Donc ils vont être censurés.
Oui. On cesse de les produire parce que l’émission n’a que 1%, 2% d’écho. En même temps ça a l’air extrêmement démocratique. C’est peut-être ça ce que vous appelez la démocratie capitaliste. Elle est vérifiée en termes d’économie.

Homme dans la salle : J’aurais une question plus générale : est ce que vous estimez qu’il faut faire un effort pour vous lire ?
(rire) Je ne demande rien à mon lecteur, mais je pense qu’il n’y a aucun plaisir sans effort. Je n’ai pas la prétention de fournir un plaisir culturel, mais je pense que mes livres, comme tous les livres, nécessitent un certain effort pour être lus. Je crois que toute rencontre, toute relation avec l’autre suppose aussi un effort d’attention. Et je crois en plus que le lecteur est l’interprète de ce qu’il lit, et que les livres n’existent qu’à travers leur interprétation. Donc, je pense que le lecteur a un rôle capital, qui est que sans lui le livre n’existerait pas. Je trouve dommage d’ailleurs que l’on n’enseigne pas au moins ce plaisir de lire, que la lecture soit toujours transformée sinon en pensum, du moins en chose simplement utilitaire. Ce serait un peu la même chose que si on enseignait que l’amour n’est utile qu’à la reproduction…

Homme dans la salle : Vous venez de dire que l’effort amène la relation, mais que ce qui se perdait, c’était la relation, on peut avoir l’impression que c’est ce rapport à l’effort qui se perd.
C’est vrai que toute la société médiatique n’exige de nous tous que la passivité. Et donc à travers cette culture de la passivité, c’est la perte en réalité de toute culture, c’est-à-dire de tout effort de relation, parce que la culture c’est rien si ce n’est pas pratiqué, et si elle ne sert pas à améliorer notre vie passante, si je puis dire.

Est ce que vous croyez que la lecture est menacée par les autres médiums ?
Par les autres médiums, non, par un, sans doute. Ce qui m’inquiète, par exemple, c’est la perte de vocabulaire qu’entraîne l’usage presque exclusif de la télévision. Cette perte de vocabulaire on dit qu’elle existe, mais personne ne la mesure, parce qu’il n’existe aucun moyen de mesurer la perte de vocabulaire à l’intérieur d’une société, sauf peut-être à travers les copies des gamins qui commencent leurs études. Tout ce que je sais, c’est que si mon vocabulaire s’appauvrit, forcément ma relation avec l’autre s’appauvrit. C’est une évidence. Si nous sommes capables de nuancer nos sentiments, notre relation est forcément plus riche.


Homme dans la salle : Il y a un autre aspect de la lecture qui s’est perdu, et vous êtes bien placé pour le savoir, c’est le rapport à l’interdit. Il y a une époque où la lecture était un plaisir solitaire contre lequel s’exerçait la censure, l’époque notamment de Pauvert et du Château de Cène. Est-ce parce qu’à l’époque il existait encore des interdits à transgresser ?
Je pense qu’il y a toujours un interdit en nous, qui relève de ce domaine des ombres dont j’ai parlé tout à l’heure. Au fond, quand on utilise le mot "interdit" on fait forcément allusion à des interdits qui ne sont pas intimes, qui sont imposé de l’extérieur. Les interdits intimes, je crois qu’il faudrait leur trouver un autre nom, pour les différencier. Les "sensures internes".

Autre femme dans le public : J’aimerais que vous nous parliez de votre roman d’Adam et Ève.
J’ai du lire une centaine ou deux cents fois la genèse dans la bible, une première chose m’a frappée, c’est qu’Adam et Ève ne sont pas expulsés du Paradis parce qu’ils ont consommé de l’arbre de la connaissance, mais Dieu les chasse pour qu’ils ne goûtent pas à l’arbre de vie. Parce que s’ils goûtaient à l’arbre de vie, est-il dit, ils deviendraient semblables à nous, dit Dieu qui tout à coup parle au pluriel. Là ça m’intrigue, mais je n’ai pas trouvé de solution. Donc, si vous voulez, Adam et Ève sont chassés du paradis pour qu’ils ne touchent pas à cet arbre de vie, c’est-à-dire qu’ils ne deviennent pas immortels. À partir de ça je me suis inventé une petite histoire, une petite mythologie, qui est que : en somme quand on prend la connaissance, on prend la mort, mais en prenant la connaissance, on fonde aussi la culture. Je me suis dit que cette immortalité que les hommes avaient perdue, en n'ayant pas pu consommer de l’arbre de vie, ils l’avaient réinventée, mais non pas à l’échelle individuelle, à l’échelle collective, grâce à la culture qui est, elle, immortelle. Enfin qui l’était jusqu’à présent. Je pense que maintenant la marchandisation peut détruire l’arbre de vie. La marchandisation de la culture aura peut-être raison de la culture. Enfin j’espère qu’il restera toujours assez de couvents pour que la culture survive.

Une autre interview de Bernard Noël

Bibliographie sélective
Chez POL : La maladie du sens (2001) | La langue d’Anna (1998) | La Castration mentale (1997) | Le Syndrome de Gramsci (1994) | L’ombre du double (1993) | Portrait du monde (1988) | La reconstitution (1988) | Onze romans d’œil (1988) | Journal du regard (1988) |
Autres éditeurs : Le Château de Cène,
l’imaginaire, Gallimard (réédition 1990, première édition 1968) | Dictionnaire de la commune, Mémoire du livre (réédition 2000, première édition 1971) | Extraits du corps (poèmes), 10/18, Flammarion (1972) | Poèmes 1, Flammarion (1983)

Discussion menée et propos transcrits par Lionel Tran.
Transcription de la rencontre publique avec Bernand Noël organisée par l’association A + d’un pitre et la librairie A + d’un titre (8 rue de la platière, 69001 Lyon) le mardi 27 novembre 2001, à l’Ovale (9 rue du Garet, 69001 Lyon)