Découvert partiellement dans les pages de (A Suivre), le Péplum de Blutch a finalement été édité, dans son intégralité grâce aux bons soins de l’éditeur Cornélius. Ce récit, inspiré du Satiricon de Pétrone, s’annonce déjà comme un livre important. Non seulement pour son auteur qui, après sa série Mademoiselle Sunnymoon et le comix Mitchum, signe ici son ouvrage le plus ambitieux, mais aussi pour la bande dessinée elle-même, ici amenée à un niveau de maturité rarement atteint depuis La véritable histoire du soldat inconnu de Tardi. Sur sa condition d’auteur partagé entre les rangs de Fluide Glacial et ceux de l’Association, Blutch s’exprime avec simplicité et franchise autour d’un petit déjeuner improvisé. Il choisit un disque (la bande originale d’une comédie musicale américaine), ouvre le jus de pamplemousse, hésite devant le chausson aux pommes, prend le pain au chocolat et se jette à l’eau : on l’écoutera sans trop oser l’interrompre de peur de perturber le cheminement passionnant de sa pensée.

le dernier Spartiate

Blutch

Blutch : Un lecteur est venu me demander l’autre jour pourquoi je suis un auteur hermétique. Mais je n’ai absolument pas l’impression d’être hermétique ! Ce que je fais est assez simple, ce n’est absolument pas intellectuel. Par rapport aux histoires, j’essaie de privilégier l’action. Je ne comprends pas qu’on me pose ce genre de question. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas de psychologie, c’est ça qui paraît sans doute bizarre. J’ai essayé de perdre le côté psychologique, littéraire - toute la bande dessinée est assez littéraire. J’ai horreur de cet espèce de romantisme, de cette espèce d’idée de littérature. Au mieux, ça donne Tardi. Au pire, je te laisse deviner : il y en a plein les bacs. Aujourd’hui, je vais peut-être plus vers une direction plus musicale, vers un ballet, un peu comme une comédie musicale pour privilégier ce coté action, mouvement. Les premières bandes dessinées que je faisais pour Fluide, c’était toute une vaisselle cérébrale pour arriver à mettre en place un niveau de références, de sous-entendus, de pseudo-mots d’auteur, d’architectures élaborées... Des choses pas très réussies. Mais j’ai changé : ce que je fais maintenant est beaucoup plus physique. Le Péplum m’a engagé dans cette voie-là.

Jade : Ne cherchais-tu pas déjà à te différencier en dessinant Mitchum ? Mitchum m’y a orienté à sa manière, bien qu’au début la série se réfère à quelque chose de plus traditionnel. Après le second volume, cette suite de petits récits m’a paru anecdotique. Déjà que je trouve que 30 pages de comics, c’est court, alors si en plus on les saucissonne en petites récits... En 2 pages, en 10 pages, tu ne peux pas rentrer dans une ambiance. Raison pour laquelle à chaque nouveau numéro de Mitchum je ne fais plus qu’un seul récit. Je prends le temps de m’étaler, et peut-être que le lecteur prend plus celui de rentrer dedans. Même s’il n’y a pas d’intrigue, il y quand même une histoire. J’essaie de raconter quelque chose. Le problème, c’est que je suis du genre lent. Il faut que j’apprivoise mon format avant d’être à l’aise. Je savais bien en commençant , bien que ce soit déprimant, qu’il me faudrait un Mitchum ou deux avant de savoir ce que je voudrais vraiment faire. Il faut que je m’y mette pour voir ce dont je suis capable. J’ai du mal à intellectualiser cette étape, à faire des choix avant. Mitchum, ce n’est pas un journal événementiel : c’est plus un journal émotionnel.
"Le problème de la bande dessinée,
c’est qu’elle n’a pas de légitimité culturelle."

Si un lecteur t’a reproché d’être hermétique, c’est peut-être un défaut de curiosité de sa part.
La bande dessinée, contrairement au cinéma ou à la musique, reste un domaine très conservateur. Le problème de la bande dessinée, c’est qu’elle n’a pas de légitimité culturelle, parce qu’elle n’a jamais eu sa place ni dans les journaux culturels ni dans le monde de la pensée contrairement aux autres Arts. Même si l’occasion lui en a été offerte dans les années 70, les années 80 ont vite fait de définitivement et désespérément niveler l'ensemble vers le tout commercial. C’est à dire que c’est un secteur fait pour faire du fric. C’est dommage, parce qu’aucune pensée ne s’est jamais développée autour de la bande dessinée. Pourtant c’est un moyen d’expression formidable. Je pense qu’il y a des choses à faire, mais je ne sais pas si c’est possible de les faire étant donné qu’il n’y a pas tellement d’endroits pour cela - je parle notamment au niveau des maisons d’édition. Sans penser à mal et sincèrement, c’est pourtant bien d’essayer. Sans snobisme , sans élitisme : juste essayer, aller plus loin. Le début des années 90 a vu l’émergence d’une nouvelle génération de dessinateurs issus d’une culture provenant des années 70 : Charlie, Métal Hurlant... Mais ces gens dont je fais partie ne se reconnaissent pas de parents. Tous ceux qui ont fait avancer la bande dessinée à un moment, je leur en veux un peu , parce qu’ils ont démissionné en cours de chemin. Chacun à leur manière, ils ont eu une réflexion, ils ont même réussi à intéresser les médias, ce qui est un miracle, et au moment où ils se sont trouvés sous les feux des projecteurs, ils se sont défilés. Ils se sont réfugiés dans leur rôle de saltimbanque, genre « on fait juste ça pour s’amuser », alors que, merde, c’était peut-être l’occasion de dire autre chose. Ils n’en ont rien eu à foutre, et ça me fait chier. Quelqu’un comme Lauzier, chacun pense ce qu’il veut à son sujet, mais il a été très important dans la bande dessinée des années 70, il a vraiment ouvert quelque chose. Mais, en fin de compte, ça ne l’intéressait pas tellement : c’était juste pour lui un moyen d’aller vers le cinéma. C’est dommage pour nous. Le jour où je l’ai vu à la télévision raconter qu’il avait juste fait des albums de bande dessinée pour rigoler, j’ai eu envie de l’engueuler. Mais non, tu n’as pas fait ça juste pour rigoler, tu te fous de notre gueule ! C’est dégueulasse, parce qu’ils ne nous aident pas tous ces mecs-là. Bilal, c’est un cas semblable. Ce sont tous des gens soit qui se dégonflent avec le temps soit qui se sclérosent. Mais peut-être que la bande dessinée n’est pas un moyen d’expression qui est fait pour devenir quelque chose d’intéressant.

Et Baudoin ? Baudoin, il est affreusement isolé. C’est un peu dommage, parce qu’en bande dessinée, il y a des choses vraiment belles qui sont plus intéressantes que plein de films et plein de livres à la con. Les années 80, c’est bizarre. Pour moi, c’était les années Glénat, je n’arrive pas à voir autre chose. Baudoin, c’est un cas à part : il a commencé à faire de la bande dessinée après 40 ans. Il n’est pas très représentatif. Je pensais plutôt à la génération d’avant. Ces gens-là, à part Tardi, ils ne me plaisent plus. Tardi, il n’est jamais décevant, même quand il se trompe.

"Il y a une énergie hallucinante dans le dessin de Morris."

Parmi les classiques, quels sont les auteurs qui t’ont marqué ? J’aime beaucoup Morris. Enfin : le bon Morris, pas le Morris d’aujourd’hui. Je trouve son dessin vachement culotté. Dans les Lucky Luke des années 60, les derniers sortis chez Dupuis, il a un trait assez aride, presque brutal, moins séduisant que celui de Franquin. C’est bizarre, parce qu’aussi bien Morris que Franquin étaient influencés par Jijé, et que l’un est allé vers les aigus alors que l’autre s’est dirigé vers les ronds. Il y a une énergie hallucinante dans le dessin de Morris. Les couleurs sont incroyables, il n’y a plus un coloriste qui fait ça aujourd’hui. Des aplats rouges sur toute une image, des aplats bleus, des fondus incroyables. Il existe une sorte de simplification de la couleur. Et les scénarii de Goscinny sont magnifiques, pour moi, c’est ce qu’il a fait de mieux. J’adore les histoires où les gens de la ville sont tous des lâches, on dirait la France d’après-guerre, comme dans les romans de Marcel Aymé. Goscinny a un coté terriblement misanthrope. Il y a des histoires où ça remonte plus particulièrement. Prends l’Empereur Smith : tous les gens sont sympas au début, puis tu découvres qu’ils sont d’une veulerie, d’un arrivisme pitoyable. Même Lucky Luke se demande pourquoi il se fait chier pour ces cons. C’est vachement bien Lucky Luke. Quand je faisais Rancho Bravo, je pensais souvent à Morris. Et à Jijé, j’aime bien Jerry Spring. Même si les histoires ne sont pas terribles la plupart du temps et que le dessin est approximatif, il y a une simplicité, une rudesse, une évidence. Un espèce de manque de sophistication qui se rapproche de l’idée que je me fais de l’Ouest, c’est à dire un monde pastoral. Jerry Spring s’approche plus de ça que Blueberry qui est plus tardif et plus influencé par une sous-culture cinématographique plus dense. Jerry Spring est déjà marqué par un certain cinéma hollywoodien des années 50, mais quand Blueberry se développe, le cinéma italien est apparu, et le cinéma alternatif aussi avec des gens comme Sam Peckinpah. Dans Blueberry, on ne prend jamais le temps, alors que dans Jerry Spring, j’ai plus l’impression d’être dans un vrai monde, de rentrer dans un esprit. Charlier privilégiait la péripétie : ce ne sont que des mecs qui courent, qui galopent dans tous les sens. « Une chance sur cent, c’est raisonnable », « Il ne nous reste que trois secondes pour éteindre la mèche », « Il faut déterrer le trésor »... Il n’y a que ça. Jerry Spring, lui, il prend son temps : il y a des cases où il chevauche sans dire un mot, d’autres où il joue juste de la guitare. Ca me séduit plus. Le western, c’est difficilement appréciable en bande dessinée, parce c’est un genre uniquement cinématographique. André Bazin disait « Le western, c’est le cinéma américain par excellence ». C’est un genre qui n’a pas été inventé par le cinéma mais qui a été révélé grâce à lui. La bande dessinée ne fait que lui courir derrière.

"Je n’ai pas envie que la bande dessinée soit le parent pauvre du cinéma."

Tu fais souvent référence au cinéma : est-ce pour toi une source d’inspiration majeure ? Non, ce n’est qu’une impression. Le cinéma me fait souvent démarrer, il est à la base de mes envies. Mais j’essaie au maximum de différencier le cinéma de la bande dessinée, parce qu’à mon avis, c’est complètement autre chose et que je n’ai pas envie que la bande dessinée soit comme trop souvent le parent pauvre du cinéma. Je me souviens que dans les années 80, on trouvait Hermann super parce que c’était du cinoche. Alors on lisait Jeremiah en se croyant au cinéma puisqu’il y avait beaucoup d’action. Et un jour, je tombe sur une monographie de Hermann, avec en ouverture une phrase de Polanski : « Quand je lis du Hermann, je me dis : ça, c’est du cinéma ». Pour lui, ca devait être le meilleur compliment qu’on pouvait faire à un dessinateur de BD. Mais moi, je considère que ce n’est pas loin d’être la pire des insultes. C’est affreux en fait, ça veut dire que la bande dessinée n’existe pas et que ce n’est réussi que quand ça ressemble au cinéma... C’est triste (rires). La bande dessinée, c’est complètement autre chose. Il y a des choses en bande dessinée que tu ne trouves nulle part ailleurs. C’est ce que j’aimerais faire : de la bande dessinée par excellence, pas une resucée de cinéma. Si j’utilise l’imagerie du cinéma et que je fais intervenir des acteurs dans mes histoires, c’est parce que j’adore ça. Mais c’est juste d’un point de vue décoratif et j’espère que ce que je fais, c’est bien de la bande dessinée.

L’imagerie du cinéma, elle est très présente dans Péplum. Oui. Il y a deux films qui m’ont beaucoup influencé dans la réalisation de cet album, c’est le Médée de Pasolini et le Satiricon de Fellini. Je ne sais même plus si j’ai commencé par le livre de Pétrone ou le film de Fellini. J’ai dû voir le film pour la première fois il y a longtemps, et quand je l’ai revu il y a quelques années, j’ai eu la confirmation que c’était une adaptation géniale et magistrale. Il y a peu d’adaptation de livres au cinéma qui sont aussi justes : c’est le seul exemple qui me vient à l’esprit avec le Mort à Venise de Visconti qui ressemble vraiment au bouquin de Thomas Mann. Fellini traduit vraiment le côté à la fois obscur, barbare et coloré qui est dans le Satiricon de Pétrone.

Ton Péplum est-il une adaptation du livre de Pétrone ou s’en inspire t-il librement ? C’est comme une suite. Quand on aime un livre, on n’a jamais envie qu’il finisse. Arrivé à la fin, on est toujours triste que ce soit terminé et on lit les dernières pages au ralenti. Des fois, on a envie que ça continue. Pour Péplum, je me suis présomptueusement arrogé le droit de continuer le récit de Pétrone que j’adore depuis des années. J’ai été aidé par le fait qu’il s’agisse d’un roman inachevé, une sorte de vestige. Il n’y a qu’une seule partie qui est directement adaptée du livre, c’est le passage où le héros est impuissant et où il a une aventure avec l’actrice. Dans mon Péplum, le héros se fait passer pour un chevalier devant une fille d’un niveau modeste, alors que dans le Satiricon, c’est le contraire : c’est lui qui est esclave et qui couche avec une patricienne. Un esclave pour elle, c’est synonyme de virilité, voir même de bestialité. Seulement lui n’est pas digne de ce qu’elle attend.

Ce livre correspondait-il à un désir particulier ? Oui. J’avais envie de m’affranchir de plusieurs années à Fluide Glacial et de me débarrasser de tout ce bagage référentiel humoristique et anecdotique pour faire quelque chose de plus simple, plus direct, axé sur le corps, le sentiment et l’action. Quoi de mieux que l’Antiquité pour cela ? Les gens sont tous nus, je n’avais qu’à dessiner des corps qui se déplacent dans l’espace. De là, je suis arrivé assez rapidement à la danse parce que j’adore ça. Tout se suit. Il m’a fallu bien deux ans pour en venir à bout. J’ai pris mon temps puisque (A Suivre) me permettait de dessiner à mon rythme. Entre temps, j’ai fait d’autres choses comme La Lettre américaine chez Cornélius ou un reportage avec JC Menu paru dans Noire est la Terre aux éditions Autrement.

Est-ce que l’histoire de la femme prise dans les glaces est contenue dans le roman original ? Non, c’est inspiré d’un ballet que Roland Petit a monté dans les années 50. Une expédition découvre dans les glaces du grand Nord une femme congelée. Elle est promenée dans toutes les villes et devient un phénomène de foire. Un jeune homme tombe amoureux d’elle, et son amour fait fondre la glace. Quand elle est dégelée, elle l’embrasse et c’est lui qui se transforme en glace. Je me suis souvenu de cette histoire au tout début de Péplum et je l’ai complètement oubliée par la suite. Elle correspondait bien à mon personnage principal qui est quelqu’un qui se croit plus fort que tout le monde, plus fort que la mort. Dans Le Mépris de Godard, Piccoli demande à Fritz Lang de quoi parle son film, et Fritz Lang lui répond que c’est l’habituel combat de l’homme contre Dieu. C’est marrant parce que quand j’ai entendu cette réplique, j’ai tout de suite pensé à Peplum, parce que mon héros se croit plus fort que Dieu. Il est d’une impudence incroyable. Il pense qu’il est porté par un amour surhumain, alors que toute l’histoire lui prouve le contraire. C’est du personnage dont je suis parti - dans le roman de Pétrone, il s’appelle Encolpe. Je ne saurais pas dire s’il est immature ou non, parce que nous n'avons pas de repères dans le monde de l’Antiquité. Le roman est passionnant pour ça car tu as vraiment l’impression de plonger dans un monde de science-fiction. Tu ne comprends pas vraiment ce qui se passe, les gens rient sans que tu saches vraiment pourquoi, ils trouvent des choses drôles alors que tu les trouverais tristes... Ils n’ont pas du tout les mêmes repères, et c’est ça qui est incroyable. Tu as l’impression de décrire la vie sur une autre planète. Et en même temps, ils sont tellement loin de nous qu’ils sont tout près de la préhistoire : dans la scène du bateau, ils vivent avec les animaux. C’est l’époque où les animaux sont encore avec nous, près de nous, on est presque au même niveau qu’eux. J’avais aussi envie de montrer ce monde complètement étranger au nôtre. Ce sont des humains, et en même temps ils n’ont rien d’humain. Dans la littérature de la fin du XIXème siècle, on s’est beaucoup intéressé à la décadence de Rome, au côté sulfureux. Moi, je voulais faire quelque chose plutôt à la fin de la République et au début de l’Empire, à l’époque du second Triumvirat .

Pourquoi cette époque précisément ? Parce que j’avais l’impression de raconter quelque chose de tellement abstrait qu’il fallait que je mette un repère, quelque chose que tout le monde connaît, raison pour laquelle j’ai dessiné l’assassinat de César qui est complètement pompé sur Shakespeare. J’ai repris son texte ligne par ligne. Je voulais fuir le cinéma au maximum, laisser tomber ces références que l’on fait systématiquement et rapprocher la bande dessinée du théâtre. Les bijoux de la Castafiore, c’était déjà du théâtre. Dans cette scène de Péplum, les personnages parlent frontalement, ils s’adressent au public... J’ai fait une mise en scène de théâtre, avec un décor derrière les comédiens, des mecs habillés avec des draps de lit, et des formules comme « Je me génuflexe devant toi, O César »... Ca me permettait de situer l’action. Le cinéma n’est quand même pas loin car Mankiewicz a filmé deux fois l’assassinat de César : la première fois dans Jules César avec Brando et dix ans après dans Cléopâtre avec Rex Harrison. Cette scène m’a énormément marqué quand j’étais petit, avec Elisabeth Taylor qui voit tout dans les flammes de l’oracle.

"Inventer des intrigues ne m’intéresse pas tellement.
Ce que j’aime, c’est les mettre en scène."

J’ai l’impression que tu as énormément besoin d’emprunter, que ce soit au cinéma, au théâtre, à la danse... Oui, je fais des collages. Et j’essaie d’intégrer tout ça à ce que je veux faire. Mais ce n’est pas neuf : Godard fait ça depuis 30 ans. Inventer des intrigues ne m’intéresse pas tellement. Ce que j’aime, c’est les mettre en scène. Je ne vais pas me casser le cul à essayer de trouver des situations inédites puisque de toute façon tout a été raconté. Ce qui est intéressant par contre, c’est ta manière de raconter et développer. Je ne sais pas inventer des histoires, mais je sais ce qu’il faut pour nourrir ce que je veux raconter. Quand je vois un truc qui va correspondre à ce que je veux, je le prends. Ce qui est magnifique, tu as envie de le voler. Dans le quatrième volume de Mitchum, il y a des références à Gene Kelly, des danseurs, des marins, un peu comme dans On The Town de Stanley Donnen, avec Sinatra, parce que j’adore ça. Si je les reprends, c’est d’une manière presque enfantine, comme quand j’étais petit, que j’adorais Lucky Luke et que je dessinais les Dalton. Quand tu es petit et que tu aimes quelque chose, tu as envie de le dessiner. Et bien c’est pareil maintenant.

Comment s’est déroulée la pré-publication de Péplum dans (A Suivre) ? Le magazine a t-il attendu que tu aies terminé le récit avant de le proposer à ses lecteurs ? Non, je livrais l’histoire partie par partie. Au début, je n’avais pas vraiment de scénario. J’avais l’idée de ce que je voulais faire, j’en connaissais les grandes lignes, et j’ai improvisé la plupart du temps. Le problème, c’est que les planches je leur avais rendues faisaient royalement chier les gens de (A Suivre) et qu’ils ont tout fait pour que Péplum passe le plus vite possible, que ça ne dure pas des mois. Les parties du récit où il n’y a pas de texte sont passées à la trappe et des pages ont été ôtées de façon arbitraire. Mais ma déception était tempérée par le fait que je comptais bien que l’album soit publié en intégrale, alors j’étais prêt à passer sur l’histoire de la pré-publication qui était pour moi secondaire. Je pense que j’ai été victime des circonstances, de la désorganisation dans laquelle de débattait (A Suivre) à la fin. On ne savait pas exactement à qui appartenaient les responsabilités, et eux-mêmes semblaient avoir du mal à le déterminer. Mais je m’en tire plutôt bien puisque l’album est finalement sorti chez Cornelius et qu’il est mieux que s’il était sorti chez Casterman. Ce n’était pas un livre évident à faire dans la mesure où, jusqu'à la fin, il a fallu faire des têtes de chapitre, rajouter des pages pour équilibrer les différentes parties, tout ça pour des histoires de pagination auxquelles je n’avais pas pensé. Il fallait au moins un éditeur comme Cornélius qui se plonge dedans pour arriver à en tirer quelque chose. Je ne sais pas si Casterman aurait pris le temps de le faire, surtout dans la période troublée qu’ils ont traversée à la fin.

"Fluide, c’est un peu comme une famille,
c’est quelque chose de très affectif."

On te retrouve régulièrement dans les pages de Fluide Glacial. Comment te sens-tu au sein de ce mensuel ? J’éprouve une grande satisfaction à dessiner les récits que je fais pour Fluide, et ça me plaît d’être dans une structure comme celle-là. Je vis sur cet équilibre, entre le reste et Fluide : le reste me repose de Fluide et inversement. Mais peut-être que c’est de la lâcheté. Si je laissais tomber un des deux, ça me forcerait à abandonner un certain confort que je trouve parfois ennuyeux. J’avancerai peut-être plus vite dans ma vie. Mais de l’autre côté, c’est génial de travailler dans la presse. Ca va me manquer si je ne fais plus ça. Fluide, c’est un peu comme une famille, c’est quelque chose de très affectif. Il y a peu de points communs entre les auteurs, c’est une assemblée de personnalités différentes, mais il y a des gens supers qui y travaillent. Je ne sais pas, je me dis qu’à un moment il faudra que je finisse par choisir. C’est un moyen de me foutre la pression, de me stresser un peu plus. Pourtant je me marche pas à ça : je n’ai pas besoin d’avoir des délais très courts, des angoisses financières pour avancer. Je dessine tout seul. J’ai des copains qui se mettent à bosser la dernière semaine avant de rendre leur truc, mais pas moi. Je n’ai pas besoin d’être pressurisé, angoissé. Imagine pour le Péplum, si j’avais su quand j’ai commencé début 94 que le bouquin paraîtrait fin 97, ça m’aurait déprimé à mort. Mieux vaut partir dans le vide et ne pas penser à ce genre de choses.

De quoi as-tu besoin quand tu travailles ? De disponibilité. Si je ne suis pas disponible, ca ne marche pas. Il faut que je sois sur le truc, que je rentre dedans, comme quand, petit, tu joues aux Playmobils. Tu ne te rends même plus compte que tu existes et que ce sont des petites figurines en plastique : tu as l’impression que ce sont des vrais personnages qui jouent et que tu es en train de faire ton feuilleton. Quand tu es enfant, tu es dupe de ce que tu fais. Tu es dupe de ce que tu produis, tu arrives à te construire un univers parallèle et tu vis par lui. C’est pareil quand je dessine : j’ai besoin d’être dupe de ce que je fais.


Entretien paru dans Jade 15 © Philippe Dumez & Jade, 1998. Photos © Valérie Berge
illustration : Péplum © Blutch & éditions Cornélius. Reproduction interdite sans l'accord des auteurs