A mi-chemin entre le mécène et l’artisan, entre l’éditeur et le sponsor, Christian Humbert-Droz est une nouvelle espèce d’éditeur dans le monde de la Bande Dessinée : le fou génial.
La rencontre a eu lieu lors d’un festival d’éditeurs indépendants à la grande Hall, à Montmartre. Le cheveux rare et coupé court, notre homme porte de longues moustaches poivre et sel à la Vercingétorix et parle avec l’accent lent de son pays. Sous ces allures de grand-père, c’est en fait un enthousiaste forcené qui édite depuis plus de quinze ans des ouvrages de Bande Dessinée complètement atypiques réalisés en sérigraphie dans son atelier genevois.
Des livres beaux, écrits par des auteurs -comme frederick Peeters, Alex Baladi ou Wazem- et qui ont en commun d’être, chaque fois, des livres proches de l’œuvre d’art.





BALADI


PAGES NOIRES


 

INTERVIEW


L'alchimiste de Genève


DROZOPHILE

Jadeweb : A l’origine tu es sérigraphe, comment en es-tu venu à l’édition de Bande dessinée ?
Christian Humbert-Droz : En fait, je faisais beaucoup d’affiches avec des artistes, des trucs politiques, des affiches d’expo, tout en étant tombé dans la bande dessinée depuis très longtemps. Le déclic c’est fait lors de la célébration des 700 ans de la Suisse. Les autorité officielles avaient décidé de faire une exposition des artistes suisses célèbres, et moi je trouvais ça un peu nul d’en rester à ça. Je voulais parler d’avenir, tu vois ? Alors j’ai proposé à des artistes, des copains, de monter une expo sur le thème de l’utopie. Chacun devait faire une affiche, qu’on aurait imprimée à l’atelier avec des moyens restreint, parce qu’on avait pas de sous pour ça, c’était une initiative isolée.
On l’a fait et on a du coup organisé une exposition qui a eu un succès considérable et qui a tourné pendant trois mois dans toute la Suisse. Mais au bout du compte, c’est devenu problématique parce que pendant ce temps là, mon atelier était fermé et j’ai failli mettre la clef sous la porte. Même si l’expo a eu du succès, elle ne dégageait pas d’argent. L’expérience avait été géniale, mais je ne pouvais pas recommencer.
Alors, je me suis rabattu sur une autre idée : tout le monde viendrait à l’atelier pendant deux jours et deux nuits, et on bosserait tous ensemble sur un ouvrage collectif. Et puis en fait, les auteurs m’ont dit qu’ils pouvaient faire leur part chez eux, et ils m’ont envoyés des trucs tellement formidables qu’on en a fait une revue, c’est devenu le Drozophile #0.

Et ça a marché...
Pas du tout ! Figure toi qu’on l’avait tiré à 150 exemplaires et qu’on en a difficilement écoulé 5O en un an. Mais moi je m’en foutais, parce que ç’a avait été tellement de plaisir de faire le premier...alors je me suis dit « ben tant pis, on en fait un autre...» et là, à la sortie du Drozo #1, on a fait une expo avec les planches originales. On l’avait tiré à 250 exemplaires et on a tout vendu très rapidement, y compris les 100 invendus du numéro zéro.

Et puis le drozophile a gagné l’alph-Art du fanzine en 1998...
Ouais, en fait, au départ j’avais vu les conditions d’inscription et je m’étais dit non  : Il fallait donner sept exemplaires, et déjà qu’on vendait le Drozo en dessous de son coût de fabrication...
Et puis je me suis dit que je pouvais bien faire ça pour les auteurs, parce que, tu comprends, personne n’est payé pour faire des pages dans le Drozo. Alors je les ai envoyés, et puis on a gagné.
Tu aurais dû voir nos collègues fanzineux , ils étaient pas contents : « c’est pas du fanzine, c’est beaucoup trop beau .» Parce que pour faire du fanzine, il faut que ce soit moche...? Ce qu’on faisait, c’était une revue qui ressemblait à rien, alors ouais, c’était du fanzine...Cela dit, mes principaux challengers de l‘époque, ce sont des copains maintenant, ils m’ont invités encore récemment dans un festival qu’ils organisent et c’était super sympa, mais, à l’époque, ils étaient vachement déçus.

Quel était ton premier bouquin avec un auteur seul ?
Mon premier livre, je l'ai fait avec Nadia Raviscioni et s'appelle "Odette et l'eau".
 
C'est une auteur qui est venu faire pas mal de stages, et je suis tombé sous le charme de son travail.

Le passage de la revue Drozophile aux éditions Drozophile a suivi naturellement...
J’avais envie de faire certains albums avec des copains et des gens dont j’admirais le travail. Les ouvrages collectifs, ça me permettais de mettre des gens connus (Exem, Jochen Gerner, JC denis, Baudouin)  à côté de petits jeunes ou de personnalités plus obscures, mais les albums c’est autre chose. C’est toujours des coups de cœur.

Comment se passe la rencontre avec un auteur et son projet ?
Au début, l’atelier était très ouvert, et il y avait plein de gens qui venaient, et qui viennent encore, même si c’est moins facile, parce que je suis moins souvent là. Ils arrivent avec des supers projets et moi, j’ai envie de faire le livre, j’ai envie qu’il existe.
Et puis je préfère faire un album qu’un ouvrage collectif, c’est beaucoup plus facile et moins ingrat. Un ouvrage collectif, c’est quelque chose de long et difficile, tu es obligé de courir après tous les auteurs. Et puis ça crée parfois des tensions entre les jeunes que je sollicite beaucoup pour imprimer la revue, et les vieux, ceux qui viennent et qui viennent pas, parce qu‘ils ont déjà donnés . D’autant que souvent je finis par me retrouver seul à le faire, alors... C’est pour ça que la revue Drozophile devient rare. C’est beaucoup plus simple de faire un livre d‘auteur : il vient à l‘atelier pour qu‘on fasse ensemble les essais, qu‘on choisisse les encres, le papier, et puis après je me débrouille. Et puis tu as la rencontre avec des gens vraiment exceptionnels, tu crée un lien avec ceux avec qui tu travailles.

En général,  c’est le plaisir qui dicte ta ligne éditoriale ?
Exactement, c’est des rencontres. Il y a des gens qui m’amènent des trucs et moi, je flashe. J’ai pas besoin d’en voir des milles et des cents. Il me suffit de quelques pages et je signe parce que, tu vois, j’aime bien me ménager des surprises. Alors, en général, je dis à l’auteur : « Tu prends ton temps et quand l’album te plaît, tu me l’amène et on le fait. Et là, je vois le livre pendant l’impression, parce que le dossier m’arrive quasi-vierge. Je le découvre au moment où on le fait.

La rencontre avec un jeune auteur comme Frederick Peeters,  ça s‘est fait comment ?
Comme ça.
Parce que Genève est un village. J’aime bien aller voir des expos ou en faire, alors du coup, je croise des gens, je découvre des boulots.

Les gens d’Atrabile, avec qui vous partagez le même catalogue, tu les connaissais déjà avant ?
Non, ils sont vachement plus jeunes. En fait, on se connaissait pas vraiment jusqu’à ce qu’on se contacte pour aller à Angoulême ensemble. On a pris un stand commun dans la bulle fanzine pour partager les frais de transports et autres. Au début, les gens ne me parlaient pas trop, ils devaient probablement me prendre pour un grand-père... et puis, on a eu tellement de plaisir ensemble que chaque fois que l’on peut, on travaille ensemble.

Le Fantôme des autres de Stéphane Blanquet.
éditions Drozophile, 1999

Extraordinaire petit ouvrage sérigaphié ou nous assistons, page après page, à des déces dont les "esprits" des victimes s'échappent de leur corps pour tourmenter les vivants. Ces "fantômes" ont la particularité, si on lit ce livre dans le noir (oui, c'est possible), d'êtres fluorescent grace à l'utilisation d'un pigment luminescent. Magique !

Ton activité d’éditeur est relativement annexe par rapport à ton activité de sérigraphe...
La sérigraphie c’est mon travail. Faire des livres, je fais ça pour mon plaisir, ça me rapporte pas un sou. En fait, je paie pour pouvoir travailler sur les livres que je fais. Alors éditeur, tu vois... en fait, j’ai monté la structure d’édition parce que c’était plus simple, mais bon, en fait, ce qui me plaît, c’est de faire des livres. Après les vendre, c‘est pas vraiment mon truc... en fait moi j’aurais assez vite tendance à les donner.

ça te prend du temps de produire un bouquin ?
Tu parles, oui ! D’abord parce j’essaye de le glisser entre les travaux de l’atelier, quand j’ai des plages horaires de libres et parfois ça peut prendre du temps.
Par exemple, quand Peeters et Ibn al-rabin sont venus avec les Miettes qui  était prévu initialement en noir et blanc, j’ai  demandé à Frédérick s’il serait partant pour une deuxième couleur, il a l’a peint directement d’après le montage des films. Ça lui a pris un temps fou, et il m’a dit « ça, je le refais jamais ! ». Mais bon, le résultat en valait la chandelle. Du coup, les Miettes est sorti en même temps que Pilules Bleues.

On peut supposer que le succès de Pilules bleues a dopé les miettes...
Non, pas du tout. Enfin, pas au début. Les Miettes, qui est vraiment un excellent bouquin, est passé pratiquement inaperçu du coup. C’est maintenant seulement que les gens viennent aux Miettes, a posteriori, et que ça marche bien. Il est bientôt épuisé...
Je préfère ça : un album dont à sa sortie, tu ne vas pas en vendre des tonnes, mais après, il a sa vie propre, et, bon an, mal an, tu en vends régulièrement. C’est mieux que l’inverse, des grosses ventes et puis plus rien. Enfin, ma dernière nouveauté a très bien commencé en librairie et j’espère que ça va continuer...

Tu fais combien de livres par an ?
Pfiou, je sais pas...
Au maximum, j’en ai fait six, une année. Mais je le referais plus. Après t’as plus de vie. Non, six c’était trop, j’étais tout le temps à l’atelier... Tu t’amuses plus. Je fais autant de livres que je peux en me faisant plaisir.

Parlons un peu du regard du public sur tes livres. Il a pas mal évolué...
C’est vrai qu’au début, tout le monde me disait que mes bouquins étaient chers, et que ça se vendrait pas, qu’ils auraient bien aimé l’acheter, mais que c’était un problème de moyens...
Je crois que maintenant, ils réalisent mieux que c’est de la sérigraphie donc un objet rare et artisanal. En festival, je vois souvent comme ça des petits jeunes tourner autours du stand avec les yeux qui traînent. Je vois bien que le problème qu’ils ont, c’est l’argent, alors parfois, en  fin de festival, j’aurais assez tendance à faire des prix

Tu devrais pas dire ça, ça va être la ruée.
Non, sans blague, j’aime bien parfois offrir mes bouquins. Quand j’ai pratiquement épuisé un album, je donne souvent mes derniers exemplaires. Parce que je préfère choisir ceux qui les liront.

Aujourd’hui, on te dit encore que tes livres sont trop chers ?
De moins en moins, en fait, je crois qu’il y a une prise de conscience de ce que c’est, du caractère exceptionnel de l’objet, et que, du coup, ça passe.

Peut être aussi la rareté de la sérigraphie y est pour beaucoup. Désormais, il n’y a plus d’ex-libris réellement sérigraphie, Cornelius a arrêté de faire ses couvertures ainsi ...
Ouais, non, je penses plutôt que les gens savent mieux qu’avant ce que c’est. Avant, la sérigraphie, ça parlait surtout aux professionnels ou aux collectionneurs. Maintenant, on sait que ce sont des bouquins qui sont spéciaux à cause du traitement d‘impression, entre autres. J’ai vraiment l’impression que de plus en plus de gens comprennent ce que représente un bouquin comme ça et surtout qu’il y a de plus en plus d’amateurs. Pour moi, c’est super, tu vois...

Aujourd’hui, tu imprimes encore toi même les bouquins ?
De moins en  mois, j’ai une équipe de jeunes avec qui je travaille. J’imprime presque plus.
Je le regrette d’ailleurs, j’aimerais pouvoir le faire encore. Mais je crois qu’il faut savoir passer la main, même si c’est dur, parce que c’est souvent comme ça, quand tu passes le relais : d’abord tu te dis que tu l’aurais pas fait comme ça, et puis tu te rends compte que ton successeur a fait quelque chose de différent, auquel t’aurais jamais pensé, et c’est bonnard.

Sur quels projets travailles-tu, en dehors de l’édition ?
Là tu vois, je bosses sur des gravures pour Will Eisner. On avait déjà travaillé pour lui, mais là ce sera un truc très particulier. De la vraie gravure, pas des tirages sérigraphiques, enfin si les essais lui plaisent. C’est un type absolument incroyable qui se renouvelle sans cesse.

Quels sont tes projets ?
Il y a un livre en gravure sur bois qui s’appelera Les Pages Noires, une bande dessinée qui raconte les aventures amorales d’un jeune homme sans scrupules...
Il y a aussi un livre en coédition avec les éditions "Quiquandquoi" d'un roman illustré de Camille Jourdy, absolument magnifique et qui me fait sourire rien que d'y penser. L'auteur est une étudiante de l'école de Strasbourg qui est, sauf erreur, en fin d'études.
Il y a enfin une nouvelle collection qui verra bientôt le jour, en noir et blanc et qui s'appellera "Insolation"
Le premier livre devrait voir le jour en janvier 2005. Il s'agit d'une séries d'histoires courtes avec une jeune auteur, Anne-Marie Pappas. Le titre devrait être "c'est la fête".
Bon il y a encore plein d'autres projets dont certains sont déjà bien avancés mais je vais peut-être m'arrêter là.


> Rédaction
© Wandrille Leroy | Jadeweb 2004 | Illustrations © Drozophile & leurs auteurs respectifes
Christian Humbert-Droz, crayon gras - © Baladi