un âcre parfum de religiosité morbide
Claudia Böhm

L’image caricaturale -maîtresse femme, fouet et talons aiguilles- que l’on a accolé au masochisme, n’a rien à voir avec le sentiment de gêne par rapport à l’existence, perçue comme trop impure, exprimé par Sacher Masoch dans ses textes. Loin de se complaire dans la douleur, le narrateur souffre de son impossibilité à faire face à un amour sale et impose à l’être aimé un rôle dominant, qui voue d’avance la relation à l’échec. A des lieux d’une esthétique maniaque et auto qualifié de "sadomasochiste", les images floues et retravaillées à l’encre de la Munichoise Claudia Böhm, ne masquent pas le désir derrière une panoplie spectaculaire. Ses "paysage de viande" et ses visions de sexes mortifiés sont pathétiques. L’âpre pourriture de la sexualité imprègne ses premières séries, comme une amertume dont on n’arriverait pas à se défaire. Les blessures de l’amour , sa série la plus récente, présente 12 portraits de stigmatisés, accompagnés de brèves notices biographiques qui soulignent l’austérité de leur morale : plaisir dans la privation, joie dans la souffrance, accomplissement dans le sacrifice. Ces plaies dévoilées provoquent le trouble, comme un présent impossible à accepter brandi à bout de bras.

Jade : Pourquoi la photographie ?
Claudia Böhm : Parce quand j’avais 6 ans mon père m’a offert un appareil. Je n’ai jamais arrêté depuis. Je faisais des photos d’amis, que je mettais en scène. Quand j’avais 14 ans j’ai vu Joseph Beuys a la télé et je lui ai écris une lettre, il m’a répondu. Je voulais être artiste ou prêtre. Ah ! Ah ! En fait je suis plutôt littéraire. Je lis tout le temps, le marquis de Sade, Bataille, tout ça, j’adore Henri Miller, il a dirigé ma vie.

Y a-t-il eut un point de transition dans ton travail ? Oui. Je suis graphiste. J’ai vécu à Rome, j’étais stagiaire pour Vogue, j’attendais et je préparais le café... Au début ce n’étais pas sérieux, je cherchais... Et puis je suis allé à Lourdes, tout ça ne m’intéressait pas particulièrement mais j’ai lu un livre sur Bernadette Soubirou. Et ça a tout changé. Ah ! Ah ! J’étais complètement différente.

Tu es croyante ? Pffff. Je ne sais pas. Je lis tout ce que je peux là dessus, je visite les églises et depuis une semaine je prie, mais je ne sais pas, pour moi c’est incroyable. Mais... je n’ai pas eut d’éducation religieuse du tout. Mes parents étaient athés. C’est juste « pourquoi suis-je ici ? », vous savez, les grandes questions... J’ai de gros problèmes avec mon corps. J’ai des attaques de peur panique depuis 10 ans. Mon corps est mon ennemi, c’est vraiment ma prison et c’est très important parce que l’église catholique s’intéresse essentiellement au corps. Et si c’est vrai, les stigmates, c’est incroyable. Est-ce une névrose ou est-ce Dieu et si c’est Dieu, je dois changer ma vie. Je pense que dans deux ou trois ans je serais catholique, c’est la voie. Dans le bouddisme il faut atteindre le vide parfait, ne pas sentir la colère, ne pas souffrir, ne pas... uniquement être. Et dans l’église catholique c’est SOUFFRIR et... aimer ça ! (mimiques de fustigation) Ah ! Ah ! Pour les allemands, c’est étrange, c’est très baroque. Mon arrière grand-père était garde du corps de Louis II de Bavière, je suis très Bavaroise.

Quel genre de réaction suscite ton travail ? C’est un choc, dans un sens positif, ils m’aiment ou ils me haïssent. Certains en rêvent. D’autres me disent que je devrais aller en hopital psychiatrique. Tout à l’heure, pendant le vernissage un homme me traitait de nazie, il était très aggresif parce que je suis allemande, j’avais peur qu’il détruise mes photos. C’est vraiment de la névrose, c’est ridicule. Jusque ici je n’ai jamais eut un tel sentiment mais je pense qu’il avait envie de me tuer.

Vis-tu de tes images ? Non. Oui. J’ai cru que tu me demandais si je vivais avec mes photos. Je vis de mes photos mais je ne vis pas avec mes images, c’est une partie de moi qui est trop forte et je ne veux pas les voir tout le temps. Ma dernière série, les stigmatisés, était dans ma chambre pendant que je les mettais en couleur et j’avais des cauchemars incroyables, j’ai été obligé de dormir dans une autre pièce. C’est la première fois que je travaille d’après des figures historiques, et ils revenaient me voir, comme des vampires.

Tu as toujours peint tes photos ? Oui. Depuis le début, c’est du n&b. Je ne travaille pas en couleur parce que c’est la réalité. Je veux contrôler la couleur que je mets plus tard. C’est plus abstrait, j’aime ça, j’aime peindre. Je fais des croquis pour chaque image. Je ne suis pas photographe, j’utilise juste le médium , je pourai peindre, mais je trouve ça intéressant parce que la photographie c’est la vérité et ce que je fais n’est pas vrai. Mais je ne fais jamais de collages. L’image s’est réellement passée, c’est important. J’ai un atelier très étrange, il date d’il y a 300 ans, c’était la cave à vin d’un baron, 8m de haut, 400 m2. C’est comme une église, c’est très froid, sous terre, c’est une atmosphère très étrange. Les modèles se comportent différement, c’est froid et silencieux, absolument silencieux, ils changent et c’est bien pour mon travail. Ah ! Ah ! Je n’ai jamais voulu prendre de photos d’après la réalité, ça ne m’intéresse pas. Je prends des photos de gens nus, de corps. Je ne suis pas intéressée par la personnalité des modèles, par leur esprit. Ils me servent à transformer mes idées. Je fais tout, seule, parce que je dois être très concentrée pendant que je travaille, je ne pourrais pas travailler avec quelqu’un d’autre autour. J’ai fais un autoportrait "l’ange". C’est le seul, parce que je n’ai pas le contrôle, là c’est un ami qui a pris la photo, si je ne vois pas dans l’objectif c’est la panique.

Tes photos sont très dépouillées, leur esthétique images évoque celle du cinéma expressioniste Allemand... Fritz Lang, oui, je ne l’ai jamais cherché mais ce sont mes influences. Je ne suis pas moderne, je suis vieux jeu, notre époque ne m’intérresse pas. La spiritualité m’intéresse, pas la technologie... J’aimerai faire un film, peut-être dans 20 ans... Je ne sais pas encore, mais il faut que je le fasse. A la manière de Fritz Lang. Ah ! Ah ! Le meilleur film que j’ai vu c’est Stalker d’Andreï Tarkovski. Je suis plutôt mélancolique. Je reste souvent chez moi. J’aime être seule, dans ma tête, j’ai besoin de tout contrôler pour m’y retrouver. Par exemple je préfère regarder des films en vidéo, plutôt qu’au cinéma. J’ai découvert Nostalgia de Tarkoski en vidéo et lorsque je l’ai revu au cinéma, la présence d’autres personnes me perturbait, je n’aime pas entendre quelqu’un faire autre chose à côté de moi où exprimer mes sentiments à côté d’étrangers.

Le décalage qu’il y a entre ton intimité et le monde extérieur te donne-t-il l’impression de vivre sur une planète étrangère ? Oui. Pourquoi me demandes-tu ça ? Je dis souvent que je viens de Mars, mais je n’ai même pas à en parler, c’est étrange. De plus en plus de gens me disent qu’ils ont l’impression d’être sur une planète étrangère. Witkin, par exemple, m’a dit qu’il se sentait sur une planète étrangère. Je ne sais pas pourquoi tout le monde me parle de ça, spontanément.


Entretien paru dans la rubrique L’underground de l’underground, Jade 14 © Lionel Tran & 6 Pieds Sous Terre, 1998
Images © Claudia Böhm et Valérie Berge