AMBRE, LIONEL TRAN & VALÉRIE BERGE, entretien croisé [ 2 / 3 ]

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Lionel Tran : Une année sans printemps, le deuxième album que nous avons fait ensemble amène un changement de style radical. Cela faisait plusieurs années que tu faisais des récits peints et tu as réalisé ce récit avec un trait beaucoup plus spontané. Actuellement tu travailles sur un récit qui a une approche graphique très différente. Ça procède de quoi ? D’une volonté de changer ?

Ambre : Oui, mais cette volonté est amenée par plein de choses. Pour le style d’Une année sans printemps, qui est un peu lâché, toute l’année 2000 en fait j’ai animé des ateliers de dessin d’après modèle, donc j’étais un peu dans ce mouvement là, ça me nourrissait et voilà, ça rejaillit sur les planches que je faisais à ce moment là. Le récit s’y prêtait. Quand je commence un récit, à chaque fois je suis obligé de faire la première planche une dizaine de fois avant de trouver un truc où je me dis : avec ça je peux faire cinquante planches qui peuvent me tenir en haleine, qui peuvent me surprendre, parce que sinon… C’est très dur de faire cinquante pages en un an, c’est vraiment un travail bureaucratique, c’est très répétitif, tu as ton canevas, c’est toujours la même dimension, il faut que tu penses au départ du récit, à la fin, c’est tout planifié quand-même. Même si on travaille de manière empirique, il y a quand-même une trame qu’il faut garder. Il faut, je ne sais pas comment on peut expliquer ça, il faut une longue haleine, une vision très large de ton travail. Donc si moi je ne sens pas la première planche, ce n’est pas la peine de continuer.

Lionel Tran : C’est une grosse prise de risque, parce que les gens avaient identifié ton style.

Ambre : Oui. Enfin, une grosse prise de risque… Ce n’est pas une question de vie ou de mort. Moi je pense plutôt à l’éditeur, je me dis : ohlala, moi je me lance là-dedans, ça va peut-être foirer, l’éditeur lui il va sortir des sous pour faire ça il va sortir de la promo. Et puis par rapport à toi aussi, par rapport à un scénario que tu as travaillé, parfois avec difficulté, comme un travail à part entière, et je me sens quand-même responsable de ça et des fois ça me fait un peu peur, quand je pars dans des styles différents, mais je ne peux pas faire autrement, sinon je ne le sens pas, donc j’arrête tout.

Lionel Tran : L’année dernière tu as sorti Trinité, qui est en fait le "remake" d’un album que tu avais sorti dans ta revue Hard Luck. Ce récit était dessiné au trait, tu l’as complètement repris. Pourquoi avoir choisi de redessiner un récit entièrement ?

Ambre : Je ne sais pas. Peut-être parce que le récit me plaisait, mais pas sous sa forme existante. Je crois que c’était aussi une période plus ou moins de crise, quand je dis ça ce n’est pas de façon dramatique, c’était parce que je pense que je ne savais pas trop où j’allais. Ça me permettait de passer un an à faire quelque chose dont j’avais déjà le scénario. En même temps c’était quelque chose de personnel. Je crois que j’étais un peu paumé aussi, mais gentiment, gentiment paumé.

Lionel Tran : Comment s’est passé ce travail ?

Ambre : J’ai repris exactement les mêmes planches, j’ai travaillé ce qui n’allait pas. Ça s’est passé très très bien.

Lionel Tran : C’était un exercice de style ?

Ambre : Non, c’était plus une discipline, pour moi. J’avais fait un tout petit format, c’était très simple, il n’y avait pas de crayonné, pratiquement, c’était très pictural. Je me faisais plaisir. Je crois que c’était surtout ça.

Lionel Tran : Et en même temps tu as transformé le récit à plusieurs endroits, tu as intégré des récits courts, qui étaient inaboutis, que tu avais passé notamment dans Cheval Sans Tête.

Ambre : C’était une manière de rassembler des choses qui étaient un peu dispersées. J’ai un petit côté "patrimonial", on va dire, je n’aime pas que les choses soient perdues à droite à gauche, j’aime bien faire un tout, faire quelque chose de cohérent. Comment dire ? Plus ça va moins je travaille "pour moi", pour des choses qui ne sont pas publiées. J’ai envie de travailler, la moindre chose que je fasse, dans un tout, dans un travail global, qui va être sous forme de livre au final.

Lionel Tran : Tu as toujours fait tes scénarios, tu as toujours eu une maîtrise de la narration. Pourquoi est-ce que tu as eu le désir de travailler avec quelqu’un d’autre, qui écrivait ?

Ambre : Parce que je ne suis pas d’accord avec ce que tu dis en fait. (Rires) Pour moi ça ne se tenait pas du tout. Il y avait une atmosphère, des choses comme ça, mais je crois qu’une grosse partie de ma gêne à présenter mon travail c’était ce côté narratif qu’il me semble que je ne contrôle pas. Quelque chose que je ne contrôle pas du tout, que je fais un peu empiriquement. Voilà. Travailler avec toi ça me permet de me reposer quand-même sur un canevas, quand-même plus structuré. Ça me facilite beaucoup de choses.

Lionel Tran : Le premier bouquin que nous avons fait ensemble ça a été un chantier de longue haleine qui était assez curieux. J’aimerais que l’on revienne sur comment ce travail-là s’est fait. J’avais le désir depuis longtemps de travailler avec toi, on avait essayé, ça ne s’était jamais fait. Tu m’as redemandé de travailler sur un album et moi je t’ai remis un journal intime que j’avais tenu pendant une certaine période et après je me suis barré pendant trois mois pour ne pas savoir ce que tu en penserais. Quand je suis revenu, tu avais fait les premières pages, que nous avons entièrement refait par la suite. Je t’avais remis ce journal en te demandant "si tu y trouvais matière" et toi tu avais pris certains éléments. Ces éléments donnaient une direction que j’ai essayé d’affiner petit à petit. Ça a été très long.
Comment, toi, tu as vécu le démarrage du Journal d’un loser ?

Ambre : Il y a plusieurs trucs. Bon, j’ai essayé de prendre ton journal vraiment comme un point de départ pour le projet. J’ai essayé de mettre tout ce qui était, comment dire, tout ce qui touchait à l’intime de côté, en me disant que tu m’avais confié ça dans un but de travail et en même temps pour moi c’était une marque de confiance. On ne fait pas lire son journal intime comme ça, facilement. C’est pour ça que je crois que j’ai tout de suite commencé à travailler, pour amorcer tout un tas de choses et arrêter de me dire que j’étais en train de lire ton journal intime. C’était une base de travail. C’était assez éprouvant à lire, c’était…

Lionel Tran : Gênant…

Ambre : C’était gênant et c’était écrit très petit, c’était une écriture manuscrite sur un cahier d’écolier et c’était vraiment minuscule, déjà physiquement c’était très dur. Il fallait une certaine concentration. Puis c’est vrai que c’était gênant. Je te connaissais et tu parlais de gens que je connaissais. Et tout de suite j’ai commencé les premières pages pour lancer la machine. Et puis aussi pour te montrer que pour moi c’était sérieux. Pour à ton retour te mettre les planches dans les mains. Une marque de considération, pour moi. Te signifier que c’était sérieux ce qu’on faisait.

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