AMBRE, LIONEL TRAN & VALÉRIE BERGE, entretien croisé [ 3 / 3 ]

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Lionel Tran : Ce projet, est devenu Le journal d’un loser. Très vite on a laissé de côté ce qu’il y avait dans le journal pour partir sur une sorte de reportage intimiste. On s’était dit, de manière un peu prétentieuse, qu’on voulait restituer le sentiment propre à notre génération, un sentiment de mal-être diffus. Et on avait fixé des "stéréotypes" de ce mal-être, qui étaient des situations ou des objets : le vernissage, la soirée vidéo, l’informatique et après on "partait en reportage", on allait voir nos amis et moi j’essayais d’enregistrer dans ma tête les sensations pour restituer ça. Je t’ai donné mon journal la veille de mon départ pour un voyage dans un pays étranger et je suis en train de réaliser que cela faisait plusieurs mois que j’avais commencé à tenir un journal assez fragmentaire. Et pendant les trois mois de ce voyage, il y a eu un déclic dans mon écriture. J’ai tenu un journal très très dense, où j’écrivais cinq heures par jour. Je n’ai jamais écrit autant. J’étais dans un contexte complètement étranger où je n’avais plus de repères et je transcrivais tout, toutes les conversations, la plupart des gestes. Et c’est vrai que quand je suis revenu, dans le travail que nous avons entrepris en commun, j’étais chargé de ça. Et je réalise que cela a beaucoup joué sur Le journal d’un loser. En revenant, je me suis dit : je ne souhaite pas voyager tout de suite à nouveau mais je souhaite avoir sur mon univers quotidien le recul que j’ai trouvé là-bas en étant dans un contexte étranger. C’est resté un objectif qui est, je crois, continu dans les recherches que nous pouvons faire ensemble. Ce travail a été particulier aussi, et ça il m’a fallu longtemps pour m’en rendre compte, parce qu’on s’est servi d’un troisième regard, qui était le regard de Valérie Berge. Valérie prenait des photos de notre entourage depuis plusieurs années, depuis bien avant que moi je fasse des tentatives autobiographiques et que toi tu t’aventures sur un terrain plus réaliste. Donc on a travaillé à partir de ses images, que nous lui avions emprunté, et progressivement elle a participé à l’élaboration de l’album. Je crois que les portraits que tu faisais, Valérie, a déterminé l’approche de l’album. Est-ce que tu peux parler de ce travail de photos que tu faisais sur notre entourage ?

Valérie Berge : Les premiers portraits que j’ai faits, étaient ceux d’une personne qui avait une vie tellement dissolue, qu’on pouvait penser qu’il allait mourir très vite. C’était quelqu’un dont on était très proches, qu’on aimait bien, alors voilà c’était pour garder une trace. Et comme il n’est pas mort, je l’ai pris en photo très régulièrement. C’est comme ça que j’ai commencé à faire un travail photographique sur le vieillissement, les traces physiques du temps qui passe. Ce que je continue aujourd’hui à faire avec les auteurs de bande dessinée qu’on voit sur les festivals (rire.) C’est quelque chose que je me suis mise à faire avec les gens que j’appréciais. C’était un travail de portrait en général.
Quand j’ai commencé à faire des portraits, j’étais assez timide et les gens que je prenais en photo étaient assez timides aussi, et disons que pour éviter les préliminaires j’étais assez brutale, je les collais devant un mur et je faisais très rapidement mes portraits, comme une sorte d’écriture spontanée, très directe. Ensuite j’ai appris à prendre les gens dans leur environnement, de manière plus naturelle. Et quand vous avez commencé à utiliser ces photos que j’avais fait des années avant, j’ai fait après des photos dont vous aviez besoin, sachant qu’il y allait avoir telle ou telle scène, comme la scène de vernissage ou la scène de la soirée d’anniversaire. C’est vrai que je pensais à tes dessins, mais je suis toujours partie dans l’optique que c’était des photos que je faisais pour moi. De toute façon tu ne les as pas toutes utilisées, il y a aussi des photos que j’aime bien que tu n’as pas utilisées.

Ambre : C’est quelque chose qui m’est resté, ça, travailler d’après photos. Je pense que ça a été la première fois que je m’en servais comme ça. J’ai l’impression que je m’en sers de plus en plus. Alors pour le prochain projet qu’on va faire, c’est flagrant, pour chaque case il y a une photo à la base. Et c’est de pire en pire… Toutes les dernières expositions que j’ai vues, c’était des expositions de photographies, c’est ce qui m’intéresse en ce moment. Alors voilà, tu déteins sur moi. C’est vraiment ce qui m’intéresse.

Valérie Berge : Je sais que toi aussi tu t’es mis à faire des photos et, à la limite, pourquoi tu ne fais pas tes photos ?

Ambre : Parce qu’elles sont moins bonnes que les tiennes.

Valérie Berge : Je ne suis pas d’accord avec toi.

Ambre : (Rires.) Si, si, c’est ça. Sur une pellicule, il va à la limite y en avoir une où je peux prendre un détail, c’est inutilisable. Justement, travailler avec toi, c’est qu’il y a une qualité, avec des nuances de gris, des choses comme ça… Et puis il y a un regard surtout. Moi, je n’ai pas un regard de photographe. Mes photos c’est des photos de touriste.

Lionel Tran : Il s’est mis en place une relation de travail croisé assez étrange.
Pour ma part, je sais que j’ai commencé à chercher dans mon écriture quelque chose qui ne soit pas faux - je ne me disais pas quelque chose de juste. Or pour faire quelque chose qui ne soit pas faux, il fallait chercher dans une expérience. Le second album, Une année sans printemps, c’est trois fragments de vie d’artistes. Et l’idée c’était, non pas de rendre hommage, mais de rendre justice à ces créateurs, dont l’œuvre avait été importante. Donc l’idée ça a été de se mettre dans leur peau. De ne pas faire d’eux ce qu’ils n’étaient pas mais de retrouver derrière leur œuvre ce qu’ils avaient pu être. J’ai beaucoup lu de biographies de ces gens-là, jusqu’au moment où je sentais une résonance, un point commun avec ce que je pouvais vivre. Ça a été un projet beaucoup plus simple, qui a été beaucoup plus vite. Et le projet sur lequel nous travaillons actuellement, depuis plusieurs années, c’est l’adaptation d’un roman l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal. C’est un roman qui s’appelle Une trop bruyante solitude, qui se passe dans les sous-couches du métier de l’imprimerie et du livre. C’est l’histoire de quelqu’un qui est tout en bas de la chaîne, qui détruit du papier. Et pour aborder ce bouquin, c’était la troisième expérience en commun, mais je n’ai pas réfléchi à ça, j’ai senti d’instinct, qu’il fallait m’immerger dans ce milieu là, pour pouvoir en parler. Sinon, je n’aurais pas été capable d’être juste. Je cherchais du travail à cette époque-là, alors je suis allé travailler dans une imprimerie. Au bout d’un an passé à travailler comme massicotier je t’ai invitée à venir prendre des photographies à l’imprimerie.

Valérie Berge : Tu m’avais tellement parlé des ouvriers qui travaillaient là-bas en leur donnant des surnoms comme "l’imprimeur", "le collectionneur", que c’étaient devenus pour moi des sortes de personnages.

Lionel Tran : Dès ma première journée de travail j’ai fait une sorte de casting. L’ouvrier que nous avons choisi pour Hanta, le personnage principal, s’est imposé assez vite. C’était le personnage, il vivait la même réalité. Je n’ai jamais envisagé par exemple de faire jouer le rôle à quelqu’un.

Valérie Berge : Quand je suis arrivée là-bas, ça s’est passé assez facilement. J’ai fait beaucoup de portraits et j’ai également commencé à prendre des machines. Le script n’était pas encore écrit. Ce qui est étonnant, c’est que lorsque nous sommes retournés montrer les premières planches à l’imprimerie, un an plus tard, nous avons appris que cet ouvrier avait lui aussi travaillé sur une presse à papier, ce que nous ne savions pas.

Lionel Tran : En voyant le dessin de la presse, il s’est exclamé : " - Ça, c’est une compacteuse. Je sais, j’ai travaillé dessus." Et nous on s’est regardés, la coïncidence était trop belle.

(L’enregistrement s’arrête ici)

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Entretien © Lionel Tran & jadeweb, 2002
Illustrations & photographies © Ambre & Valérie Berge