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PUTAIN, C'EST LA GUERRE ! | David Rees
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LA PAIX DANS LE MONDE | Willem
 
 
 
 

La sulfureuse bande dessinée Putain, c’est la guerre ! du new-yorkais David Rees fustige en quelques pages lapidaires la récente politique internationale menée par l’administration Bush en Afghanistan. On s’y moque, on y dénonce, on y critique, le tout agencé dans une succession de scènes au style minimaliste. Rees y brosse un constat "post 11 septembre", diagnostic qui ne se limite nullement à la crise afghane – notre auteur entend bien faire mouche avec fréquence et user de sujets plus vastes ; ainsi est-ce l’Amérique toute entière qui passe sous le joug de sa critique acerbe et "anticonformiste". Le tout est écrit dans une urgence tenant du blog, cet ultime phénomène qui met en scène, dans un flux débridé, l’intériorité du sujet, au moyen d’un vocabulaire dont on aura préalablement dynamité le code classique (celui-là même qui offrait jusqu’alors sa contenance), pour qu’ensuite cette intériorité soit catapultée vers l’extérieur avec plus d’efficience encore. Tel le récent phénomène cinématographique Blair Witch, les séquences de David Rees étaient initialement conçues pour être ingérées via l’immédiateté d’Internet.

Aux États-Unis, Putain, c’est la guerre ! est devenu, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, un phénomène éditorial sans précédent. La France, on ne s’en étonnera pas, aura été le premier pays à bénéficier de la traduction de l’insolite best-seller ; gageons que l’heureuse initiative des éditions Denoël comblera les espérances les plus contenues et que semblable logique se renouvellera, c’est que, cela va sans dire, le produit a des dispositions peu communes.
Car Putain, c’est la guerre ! est un brûlot ! Tout, d’ailleurs, semble instruire le chaland que c’est bien une concrétisation de la pire des subversions qu’il tient sous les yeux. Le titre d’abord, plutôt inhabituel, car peu élégant et même vulgaire. Malgré tout, cette traduction du Get your war on original en Putain, c’est la guerre ! de l’édition française semble faire un bon choix. Rappelons-nous Gustave Le Bon quand, en 1895 déjà, il nous avertissait, dans son célèbre Psychologie des foules  : "On élèverait une pyramide beaucoup plus haute que celle du Vieux Kheops avec les seuls ossements des hommes victimes de la puissances des mots et des formules" ; l’idée a fait ses preuves, ce bon Gustave avait vu juste ! Putain, c’est la guerre ! est aussi un succès français désormais.
Viennent ensuite les notes éditoriales en dos de couverture : "l’Axe du Bien en prend pour son grade" nous est-il annoncé. On invoque Kurt Cobain ; un certain Amazon.com [?] nous remémore la "mystique obscène de South Park et les angoisses technocratiques de Dilbert" ; comment, pour le bédéphile lambda, ne pas tomber sous l’empire d’avertissements aussi frondeurs… Enfin, la fonction même du récit, un détournement, ce procédé narratif moderne tristement connu pour ses accointances d’avec les opinions les plus séditieuses, et dont l’intoxication n’est encore aucunement étranglée et se perpétue toujours (elle frappe jusqu’à ce site, avec cet ignoble ersatz du Cardinal de Retz et son infâme primate Zozo) ; nous ne savons que trop bien que ces escroqueries intellectuelles sont les résurgences des pires heures de la contre-culture américaine et des révolutions urbaines de la fin des années soixante, date où tout irrémédiablement bascula – mais ne retournons pas le fer dans la plaie encore saillante.

Ce lugubre tableau étant tiré, posons-nous la question essentielle : pourquoi ce livre est-il devenu un phénomène littéraire, emblématique témoin de notre époque et quelle philosophie nous fournit ce Putain, c’est la guerre ! ? Rappelons-nous pour ce faire le mot de Hegel : la philosophie, c’est l’époque saisie par sa pensée. Il semble bien, s’il on éclaire cette question à la lumière de la pensée de Sloterdijk, qu’un livre écrit dans l’urgence tel que Putain, c’est la guerre ! se fixe comme unique objectif une critique du présent. Nous sommes en face d’un livre faisant fi de toute historicité, se satisfaisant d’une critique du temps présent – juste ou mauvaise, la question n’a pas ici son importance –, à destination exclusive des hommes du temps présent. Plus question de transmettre ici au lecteur un quelconque héritage, le seul sens du livre nous invite à consommer sur place ce que nous sommes en train de vivre, nos revenus actuels, ce qui par la force des choses est devenu notre unique capital : notre actualité.
Putain, c’est la guerre ! nous expose un monde pris sur le vif, un monde sans histoire ni traditions ; un monde par conséquent actuel mais aussi incomplet : le "brûlot" de Rees tient du mythe car il divinise le présent ; chose particulièrement prisée de l’homme contemporain, habitué, pour ne pas dire conditionné, aux pratiques courantes du maelström médiatique.

Plus significatif encore, et faisant écho à notre développement, le dernier ouvrage de bande dessinée du Hollandais Bernard Willem Holtrop, La Paix dans le Monde, paru il y a plusieurs mois aux éditions de l’Atalante, et passé totalement inaperçu malgré son sujet identique, la dénonciation des politiques iniques. Ce qui est ici singulièrement symptomatique, c’est l’insuccès essuyé par La Paix dans le Monde. Livre étrange s’il en est – mais celui de Rees ne l’est-il pas tout autant ? – La Paix dans le Monde est un recueil de cinquante-deux planches, toutes indépendantes, et illustrant, dans une narrativité neutralisée, des tableaux-mosaïque, qui évoquent de façon souvent frontale, voire brutale, les guerres et les conflits du XXe siècle.
Ici, la lecture séquentielle n’a plus effet, tout nous est présenté sur un plan unique : faits, protagonistes et conséquences sont signalés au lecteur sans trop de commentaires, sans vraie chronologie ni autre forme de hiérarchie. De cette anarchie visuelle émerge cependant une logique glaciale, semblable à celle du réel non médiatisé, semblable également au réel que reproduisent les médias de masse. Cette logique glaciale a toutes les allures de l’objectivité transcendantale (nous allons nous expliquer), que les acquis du lecteur contribueront à décoder. Les planches de Bernard Willem Holtrop nous incitent à reconstruire nous-mêmes l’événement développé ; de l’analyse, il nous est réclamé de faire la synthèse, mais la conscience du lecteur ne devient pas seulement un élément fondamental, participant activement au processus de lisibilité, nous ne sommes pas uniquement en face d’une invite ludique, nous sommes en face d’une tentative de transmission agissante. Et voici pourquoi La Paix dans le Monde n’a pas su trouver son public : parce que le sens même du livre est en rupture totale avec les appétences du monde présent, il repose tout entier sur la transmission de l’héritage, tant il est vrai que les connaissances et la conscience du lecteur, qui sont aussi celles de son temps et, lâchons le mot, de sa culture, sont sollicitées.
Bernard Willem Holtrop, tout contestataire soit-il, appartient à ce monde de plus en plus ténu qui se figure encore que la transmission d’une certaine sagesse, véhiculée par le processus discursif et le récit, reste capitale. Cette tradition, chère à notre batave, qui veut que ce soient les pères et les aïeux qui colportent la sagesse, et qui veut qu’elle ne nous appartienne pas en propre mais seulement en tant qu’on la transmette, est totalement évacuée dans la suprême Actualité d’un David Rees.

Comment, après ce parallèle, ne pas envisager David Rees comme un simple tube creux, à l’instar de ces autoroutes de l’information, comme un simple micro-onde destiné à réchauffer quelques opinions, quelques évènements venus de l’extérieur et attrapés au vol, matière apportée par les vents, tantôt un confit social, tantôt des avions kamikazes, à destination du public.
Autre élément révélateur de la contemporanéité de l’œuvre de David Rees – et de ce qui fait d’elle la réponse parfaite aux attentes du monde présent –, c’est cet accent tout particulier qui est mis sur l’exclusivité des idées qui parcourent sa bande dessinée. Putain, c’est la guerre ! n’est pas seulement nanti d’un copyright classique, il est aussi accompagné d’une formule juridique plus longue et bien moins courante : En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans l’autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie. La chose est surprenante si l’on sait que la bande dessinée de notre aspirant bédéiste ne décline pas plus d’une douzaine de vignettes stéréotypées, emprunts probables aux brochures d’entreprise libres de droit.

L’idée de se revendiquer seul propriétaire de ses idées est affaire courante auprès de notre jeunesse (l’avons-nous déjà dit, David Rees n’a que 28 ans, ce qui est encore jeune, on en conviendra, et ce malgré les nombreux d’efforts entrepris sur le site Internet du sujet pour entretenir une méprise – ainsi, il nous est dit que David Rees ne fait pas son âge, qu’il est en réalité l’héritier d’une maturité précoce, comme le confirme son agrégation de philosophie obtenue en 1994, à 19 ans). Cet effet de revendiquer une propriété " intellectuelle " n’est pas inédit, la faute en incombe vraisemblablement à nos philosophes qui, depuis ces deux cents dernières années, n’ont eu de cesse de rassembler tous leurs efforts pour nous convaincre que l’être et le produire ne font qu’un. Lorsque sombre le vieil être objectif donné par Dieu, les hommes, qui ne se considéraient que comme ses fidèles serviteurs, disparaissaient avec lui. Ainsi, dès l’instant où notre jeunesse abandonne l’idée qu’un Dieu pense à travers elle, à l’instant où elle cesse de supposer qu’une intelligence universelle et impersonnelle se réalise en elle et par elle, jusque dans ses productions les plus individuelles – si tant est que ce mot eût pu avoir un sens – à cet instant-là, il lui devient nécessaire de considérer l’intelligence comme une forme de propriété privée, et en même temps comme une sorte de capital. Ce capital, notre jeunesse qui "réfléchit", l’investit dans des thèmes et des projets, pour David Rees, un "strip" décliné en un album de bande dessinée suffira.

Monsieur Vandermeulen

 
 
 
 

[extrait]
PUTAIN, C'EST LA GUERRE ! | David Rees
128 pages | 10 EU | Denoël Graphic
ISBN 2-207-25490-9

[extrait]
LA PAIX DANS LE MONDE | Willem
128 pages | 9,70 EU | l’Atalante
ISBN 2-84172-221-X

ESSAI D'INTOXICATION VOLONTAIRE | Peter Sloterdijk
200 pages | 15,35 EU | Calmann-Lévy – 1999
ISBN 2-70212-981-1

PSYCHOLOGIE DES FOULES | Gustave Le Bon
200 pages | 5 francs | Félix Alcan, éditeur – 1895
ISBN néant

 
 
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