L’imagerie de Stéphane Barry, à la tristesse contemplative et raffinée, est aussi rare que marquante.

Alors que la majeure partie des auteurs apparus dans les pages du premier numéro de Cheval sans tête ont su depuis tracer leur voie dans le champ de la bande dessinée indépendante, Stéphane Barry a poursuivi, en solitaire, un labeur de peintre. Quelques trop rares images aperçues dans des revues viennent régulièrement nous rappeler l’importance de son travail.

STEPHANE BARRY

Jadeweb : Tu dessinais étant enfant ?
Stephane Barry : Oui, je dessinais. J’utilisais tout ce qui pouvait me permettre de construire un univers personnel, cela pouvait être des dessins, des constructions, tout ce qui était susceptible de se mettre au service des univers que je m’inventais. L’important était de donner corps à ces rêveries, d’en laisser une trace. J’étais déjà très minutieux, la construction avait beaucoup d’importance, c’était une forme de refuge, une catharsis, ainsi qu’une manière de jouer et d’employer mes journées.

Tu es passé par une école graphique ?
Oui. C’est bien tombé, car je n’avais pas fait ce choix, au départ : échec scolaire, refus d’autorité, enfin le cursus normal. Tu te sens en marge, et puis, à un moment, quelque chose t’aide à croire à ce que tu as entre les mains. Ensuite, cela se fait progressivement. Te sachant assuré de certaines bases, de certaines connaissances, tu doutes un peu moins, même si tu es timoré…
Il y a encore du travail à faire quand tu sors de ces établissements, des automatismes à perdre. C’est comme un geste qui t’a été inculqué ; tu travailles en fonctionnaire du dessin et tu n’apportes rien de nouveau. Je n’avais pas le sentiment d’avoir acquis suffisamment de maturité dans ce que je voulais faire pour me permettre de m’installer comme artisan du dessin. Ce n’est qu’après que des gens sont venus me chercher, parce que mon travail était suffisamment prégnant pour que d’autres puissent s’y intéresser.
Cette école n’était pas le lieu pour une recherche. Ils t’apprenaient simplement à pouvoir répondre à une demande, mais n’encourageaient pas une étude en profondeur. Après, c’est un travail de recherche personnel que j’ai dû fournir en dehors. Si je n’avais pas eu ce besoin de traduire quelque chose qui me soit propre à travers mes dessins, et non pas une surface creuse qui puisse englober les demandes extérieures, cela ne se serait pas fait.

Comment es-tu passé du dessin à la peinture à l’huile ?
La peinture est venue justement quand il a fallu envisager autre chose que les automatismes acquis par l’exercice intensif du dessin. En fait mon choix de la peinture découle de la B.D. : la narration se réduit à la case, et la case s’agrandit, donne une ouverture sur le monde. La peinture est un média séculaire, qui a une vie tellement longue qu’il ne semble pas pouvoir mourir… Il ne peut que continuer, suivre des voies aussi différentes que le nombre de personnes qui les emprunteront. C’est un accès direct à une émotion, c’est visuel, narratif… ça peut se relire plusieurs fois, tout en restant un objet direct : tu as ta toile, le rapport à la chose finie sur le moment. Tu as aussi le côté voluptueux du matériau… Donc même si c’est considéré comme rétrograde, ce n’est pas mort pour autant. Dès que l’on aborde un média, on ne peut pas en éclipser le côté contemporain - même si l’on se sert de valeurs anciennes, comme la peinture à l’huile.

Es-tu attiré par la succession qu’il y a dans la bande dessinée ?
Non, je suis adapté à l’image fixe, même si cela peut s’articuler pour former une narration. Mes images restent très figées, elles sont suspendues dans le temps. La narration m’intéresse mais perd les détails, empêche de voir dans chaque chose. Et puis ce serait trop laborieux pour moi de faire des images aussi minutieuses que je les conçois sur une longue série. Je préfère animer une seule page, lui donner son caractère subjectif au travers des divers éléments qui la composent.

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Les thèmes que tu traites ont quelque chose d’hermétique ?
Oui, je crois que c’est même un des fondements de mon travail. Le figuratif prend pour moi son sens là-dedans, comme un agencement de symboles qui sont signifiants pour tout le monde et qui peuvent avoir une configuration particulière quand ils sont employés par toi. Tu détournes le symbole, ce qui fait que tu peux être compris de diverses manières. C’est de là aussi que vient mon intérêt pour les mythes, comme Icare, qui est souvent présent dans mes sujets. Sisyphe aussi, qui est son opposé - cyclique, alors qu’Icare est plutôt linéaire et ascendant. Je me sens proche de Dédale également - les jeux de construction me touchent - mais je ne l’ai pas encore illustré.

Est-ce que le fait que tu te consacres la peinture provoque des réactions d’étonnement ?
Oui. Mais c’est difficile de parler de cela, parce que je m’en rends compte uniquement lorsqu’il y a des discussions, pendant les expositions. Je pense que c’est accepté parce qu’il y a un côté fortement visuel, qui en même temps en gêne certains. J’ai eu plusieurs avis, comme ceux de personnes qui penchent plutôt vers l’art contemporain et qui attendent autre chose de l’art, quelque chose de plus évolutif -une recherche de nouveauté qui ne passe que par la technique- et ils se désintéressent totalement d’un pan du message, d’un sens relatif à autre chose que notre époque, un sens plus global. Tu n’es pas obligé d’être dans ton époque, d’avoir fait quelque chose découlant de Picasso ou Duchamps pour faire partie de l’avant-garde… Je ne crois pas à cette espèce de fuite en avant qui considère que tout a été fait et où, si tu n’es pas à la pointe de la nouveauté, tu n’aurais pas accès à un sentiment fort. Je pense que cela peut passer par d’autres biais.

As-tu l’impression que ton travail appartienne à un underground graphique ?
C’est underground parce que ça n’emprunte pas les voies courantes. Mais ce n’est pas non plus subversif et provocateur comme on pourrait l’attendre de ce milieu. Il y a souvent un côté provoc ou politique, où des gens se mettent en marge par opposition, ce qui n’est pas forcément mon cas. Je n’ai pas le sentiment de m’opposer à quelque chose… Je ne nourris pas une animosité vis-à-vis des institutions : j’ai évolué dans quelque chose de marginal parce que je n’étais pas forcément adapté. Dans mon rapport au monde, je ne me sers pas de ma personne pour évoluer dans la sphère " artistique ", je me sers plutôt de ce que j’investis dans mon travail pour cela…

Comment ton entourage a pris ton orientation ?
Ça a été perçu bizarrement, mais avec le recul assez bien finalement. Il n’y a pas eu de refus catégorique, je n’ai pas eu des contraintes de ce côté là. Le problème s’est posé quand la réalité m’a rattrapé, quand j’ai été obligé de me dire qu’il fallait manger de ce que j’avais entre les mains. Tu fais des compromissions, et c’est toi-même qui te poses le plus de problèmes. Les gens qui sont autour de toi te suivent, s’ils te font confiance.

Tu arrives à en vivre ?
C’est un bien grand mot, mais je réussis à ne faire que ça. Même si mon boulot a un faible impact géographique, et passe par le bouche à oreille.

Quelle peut être la place d’un peintre aujourd’hui ?
Il n’y en a pas, je pense. C’est à toi de t’adapter… J’ai fait un choix qui n’est pas forcément aisé ; j’aurais pu mieux cibler mon travail... C’est pour cette raison que j’apprécie le côté artisanal, qui te permet d’éviter certaines prétentions. Si par exemple les musées d’art contemporain désapprouvent ton orientation, et bien tu fais une croix dessus, et puis voilà. Tu acceptes la critique, et tu te dis on verra après, il y a sûrement d’autres voies, d’autres gens - qui ont une autre expérience, une autre vie, quelque chose de fort, et pas seulement une culture pour comprendre des références. Ce n’est pas une situation très facile, mais bon, c’est un choix.

Entretien © Lionel Tran & Jadeweb, 2002