Tout le monde est confronté au même problème. Prenons, par exemple Fréon, dont le travail est diamétralement opposé à ce que vous faites, ils sont confrontés aux même difficultés, qui se posent dans les mêmes termes. Parce que ce qu’ils font est trop élitiste, donc ça peut pas intéresser les gens. Il y a un état de marginalisation qui se creuse. En plus, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus vicieux là dedans, on en arrive à se dire : c’est parce que je ne me débrouille pas assez bien, c’est de ma faute.
M.P. : C’est assez juste. Parce que depuis une dizaine d’années qu’on fonctionne en tant que " label indépendant " , en tant que structure non professionnelle de l’édition, on voit que cette forme de travail se développe énormément. Et plus ça se développe et plus c’est coupé du marché. On parle des gros éditeurs, puis on parle des autres. Quelque chose qui est symptomatique, c’est comment fonctionne un festival comme Angoulême, par exemple, où il y a de plus en plus de labels indépendants qui sont présents, mais c’est plus un milieu qui est d’un côté et les éditeurs qui sont de l’autre. C’est dans les mêmes bulles, mais nous il y a 10 ans quand on faisait des Fanzines, des fois c’était possible de rencontrer des auteurs, en tout cas il me semblait qu’il y avait plus de rapports entre les gens. Là, il y a vraiment comme des corporations qui se mettent en place, les labels indépendants se retrouvent entre eux, les fanzines se retrouvent entre eux, les éditeurs ils sont je ne sais pas ou, dans les hôtels de luxe. Même chez les labels indépendants il y a plutôt une famille de gens qui se retrouvent entre eux, dans leur truc, d’autre dans leur machin. C’est un milieu qui ne se transperce pas. Je pense qu’au niveau de l’économie c’est pareil. Maintenant il y a en plus une grosse diffusion qui se met en place et des éditeurs qui défendent des choses qui se vendent beaucoup, ils ne font même plus l’effort d’essayer de découvrir des choses pour renouveler leur catalogue parce qu’ils savent que de toute façon les labels indépendants le font. En même temps de notre côté on ne se pose même plus le problème de savoir si on a des contacts avec tel auteur, on s’en fout complètement de savoir ce qu’est le marché de la BD, ça nous échappe complètement, on en lit d’ailleurs très peu de ces trucs là et on est plutôt en train de se demander : et Jade, qu’est ce qu’ils vont faire, l’Association et tout ça. On est plutôt dans des familles et on a des rapports avec des gens qui fonctionnent plus comme nous on fonctionne qu’avec de la famille de la Bande dessinée. Par exemple il y a quelques jours on a rencontré des gens qui font une revue qui s’appelle Mouvement, qui est une revue qui parle plutôt du spectacle vivant, de danse contemporaine. C’est une revue qui n’a rien à voir ni dans la forme, ni dans le fond avec Ferraille, mais ils ont le même fonctionnement et les mêmes difficultés. On se sent très proches de gens comme L’oeil électrique. Donc on se dit qu’il y a plutôt une famille de gens qui fonctionnent économiquement en marge, en parallèle, plutôt que de se dire – par exemple on ne se sent pas proche de Fluide Glacial, même si c’est de la bande dessinée. Fluide Glacial c’est une espèce d’entité comme ça, qui vend 100 000 exemplaires par mois. C’est Fluide Glacial.

Comment considérez-vous le travail des autres éditeurs indépendants ?

M.P. : Il faudrait discuter de choses précises. Dans l’ensemble je trouve que ce qui se passe est formidable. Il y a beaucoup de choses, la créativité en Bande dessinée est là. Mais c’est vrai que ce qu’on peut reprocher c’est qu’effectivement il n’y ait pas plus de soutien. En fait on fait un peu le boulot que faisaient des revues comme Métal, Pilote où il y avait des auteurs qui débarquaient et ils pouvaient bosser, ils ne se posaient pas la question. Aujourd’hui ça n’existe plus du tout, les éditeurs ça ne les intéresse plus de travailler sur la création en Bande dessinée, donc ce sont les labels indépendants qui le font, et qui le font avec des moyens économiques qui ne permettent pas aux auteurs de bouffer, ça c’est le problème . Mais en même temps c’est formidable d’avoir cette possibilité là et même que ce soit complètement éclaté c’est vraiment bien que des revues comme Ferraille puisse exister, que Jade existe, que les gens d’Ego comme X fassent ce qu’ils font, parce que c’est comme les éditeurs de poésie ou les petits éditeurs de littérature, chacun défend des petites choses.
P.Dr. : Par exemple, je regardais l’autre fois un Métal Hurlant. Tu vois les premières pages de Margerin, tu te dis : un mec qui te présente ça l’heure actuelle, tu lui dis : bon, continue à travailler, tu n’es pas au point. Aujourd’hui, Margerin… Mais quand il a commencé, c’était un peu lourdingue, .
M.P. :
A l’époque il y avait encore un marché de la bande dessinée.
P.Dr. :
Le truc fonctionnait, donc ils pouvaient se permettre de faire des choses.
M.P. :
Et aujourd’hui je crois qu’on vit un peu ce qui existe au niveau de la musique, ou de la littérature. Il y a des best-sellers qui existent en littérature, mais à côté de ça tu as des éditeurs qui font des livres à 300 exemplaires parce qu’ils aiment ça. Parce qu’ils trouvent important de le faire. Dans la Bande dessinée c’est arrivé peut–être un petit peu tard. Il y avait vraiment le truc très amateur qui était le Fanzine, et le truc très professionnel qui était les éditeurs, et il n’y avait pas quelque chose entre les deux. Là, je crois que ça commence à exister. Quand on a commencé à faire du label indépendant, il y avait Rackham, il y avait l’Asso, il y avait très peu de choses. Et en quelques années il y a beaucoup de choses qui ont éclaté. Ça c’est formidable. Parce que chacun trouve justement sa façon de faire, ce qu’il aime faire, ça ne se copie pas forcément . Et puis les bouquins sont de mieux en mieux faits, les auteurs sont de plus en plus intéressants. Des revues comme Jade ou Lapin sont beaucoup plus professionnelles que les premiers Métal hurlant. La culture de la bande dessinée avance et se bonifie, il y a une certaine maturité, ça devient de plus en plus un art. Des gens ont une réflexion et l’envie de faire des beaux livres, qui racontent des choses.

On va glisser petit à petit vers des zones plus polémiques.

P.Dr. :
(rire général) On va dire du mal ?

Est-ce que le fait de faire une Bd plus populaire et plus humoristique ne vous met pas en porte à faux avec ce que font les autres éditeurs indépendants ?
M.P. : (Silence) En porte à faux ? Non, je ne vois pas comment on pourrait être en porte à faux. Faire des choses comme ça donne une image. Et, certainement, c’est une image dans laquelle d’autres labels indépendants, d’autres structures ne se reconnaissent pas. Forcément il y a un tas de gens qui ne se reconnaissent pas dans Ferraille. Tant mieux. Comme il y a plein de gens qui ne se reconnaissent pas dans FrigoBox. Donc, en soit, le souci ne se pose pas. On a envie de faire ça, on le fait, en même temps ça ne nous empêche pas de travailler avec Vanoli parce qu’on trouve ça vraiment intéressant et ça peut rentrer complètement dans ce projet là. Je croit que chacun se bat, enfin essaye d’exister, chacun essaie de trouver une image qui correspond le mieux à ce qu’il fait.

P.Dr. :
Tu ne peux pas non plus aller contre ce que tu es.
M.P. :
Je crois qu’il n’y a pas autant de chapelles qu’on voudrait le dire. Quand je regarde certaines premières Bandes dessinées de Menu, par exemple, je ne trouve pas ça tellement différent de ce qu’on peut faire dans Ferraille aujourd’hui. Quand tu vois Meder, tu te dis : on peut faire de la bande dessinée très sérieuse aujourd’hui et puis se dire que c’est très important de faire de la bande dessinée, des livres super jolis pour la bibliothèque, mais en même temps Meder pour nous, c’est génial, c’est drôle. Quand tu regarde le travail de Mattt Konture… Chacun trouve une image, se défend, façon de faire dans la forme, et en même temps dans le fond je ne suis pas sur que ce soit tellement différent. Je crois que ça va se croiser un peu plus. Des gens comme Vanoli ont une démarche plus picturale, un travail sur la matière et en même temps il fait de la bande dessinée, c’est ça qui est formidable. On se sent vachement proches de lui, même si ça n’a rien à voir avec Druilhe. Dans pourquoi il fait de la bande dessinée aujourd’hui il a des influences qui sont différentes et en même temps on s’y retrouve. Un bouquin comme la Comète, je trouve que c’est génial, c’est de la bande dessinée comme nous on l’aime. Bon, évidemment le graphisme est un peu différent de ce que nous on a fait, tant mieux. Je crois vraiment que les écarts de graphismes sont complètement révolus. Ça n’a plus de sens. En tout cas la modernité ne se définie plus par rapport à un graphisme particulier. On sait maintenant que la Bande dessinée c’est de raconter, d’aligner deux cases, et qu’on passe d’une case à une autre. On le sait. Et que le graphisme est un des paramètres qui permet de raconter certaines choses. Mais comme plein d’autres trucs. Je crois que plus personne ne dit : ça c’est moderne parce que c’est dessiné comme ça. Et ça c’est ringard parce que ça c’est dessiné comme ça. Ça ne veut plus rien dire, ces histoires. Et ça je crois que ça fait partie de la maturité qu’on les gens, et même nous ce qu’on peut lire en Bande dessinée, ce qu’on a appris à lire, a apprécier, c’est différent d’il y a 10 ans. Et ça c’est formidable. On a toujours défendu que Les requins marteaux c’était un moyen d’apprendre à faire de la bande dessinée, apprendre à la lire, apprendre à faire des conneries, à faire des choses bien, mais pas du tout une fin en soi. Je crois qu’à partir de ce moment là tout le monde peut exister. Moi je n’ai pas de mauvais rapports. Au pire il n’y a pas de rapports. Bon, c’est vrai qu’avec des gens comme l’Association on a très peu de rapports, de rapports de structures, par contre on a des rapports avec des auteurs et ça c’est quand même le plus important. C’est vrai qu’on a plus d’affinités avec des gens comme Jade, parce géographiquement on n’est pas loin, on a fait des Fanzines en même temps, et aussi on a publié des auteurs qui étaient un peu les mêmes. Et puis voilà . On aurait été à Paris, ou l’Association aurait été à Toulouse…
P.Dr. :
Non, mais on aurait été à Paris, on n’aurait pas pu faire Ferraille. Ce qui est intéressant c’est que si Ferraille a cette forme là , c’est qu’on était loin de tout et on s’est jeté là-dedans, c’était un rêve de gamin : faire un journal.
M.P. :
C’est vrai que si on avait pris en compte les paramètres de ce qu’étaient les auteurs de Bande dessinée qui se sont retrouvés à Paris, qui ont bossé comme ça, qui étaient peut-être plus proches des médias, ou plus proches de ce cercle là, on n’aurait certainement pas fait Ferraille. Comme peut-être Jade n’aurait pas existé comme ça a existé. Ne serait ce que par rapport au contact que tu as avec les auteurs. C’est vrai qu’à Paris tu as beaucoup plus d’auteurs, tu peux peut-être te faire copain avec beaucoup plus de gens connus. Nous on a fait un livre avec Willem, c’est effectivement le premier livre qu’on fait en 10 ans avec quelqu’un de connu et ça nous a pris beaucoup de temps pour le rencontrer. C’est très difficile de rencontrer Willem, parce qu’étant à Albi, il faut passer un an à organiser une expo de Willem, voir s’il veut bien venir, le contacter. Peut-être que si tu le rencontre dans un vernissage à Paris, tu peux créer le contact plus facilement.
P.Dr. :
Mais d’un autre côté les contacts se défont assez rapidement, j’imagine. Et puis tu as tellement d’opportunités… Je vois combien de dessinateurs avec qui on traînait, il y a 5-10 ans, qu’on rencontrait dans des fanzines. Tu en as qui ont arrêté la Bd, qui font de l’illustration, qui sont barrés dans le cinéma d’animation, parce qu’au bout d’un moment la question est : il faut que je bouffe, la Bd c’est rigolo mais bon.
M.P. :
ET à Paris la question se pose peut-être plus encore.
P.Dr. :
C’est vrai que nous l’évolution est plus longue, avec le R.M.I. tu survis.
M.P. :
Donc tu ne te casses pas les couilles à aller voir je ne sais pas quel éditeur ou quelle boite de pub pour bouffer. Personne de nous n’a d’agent, par exemple. Sûrement que sur Paris il y a plein d’auteurs de bande dessinée, même indépendants, qui ont des agents.

En vous tournant vers des gens comme Yves Got, j’ai l’impression que vous revendiquez une certaine forme de classicisme de la bande dessinée.

M.P. :
Tu trouves qu’Yves Got c’est classique ? Je ne crois pas.

P.Dr. :
Classicisme, dans quel sens ? Au niveau construction d’une bande dessinée ?

Plutôt parce que ça fait partie maintenant de l’histoire de la bande dessinée…

M.P. :
Non, ce sont effectivement des références, Yves Got, c’est quelque chose qu’on aime. On peut aimer Winsor Mac Kay, on peut aimer Willem, Menu, je pense que c’est comme dans le cinéma, tu peux aimer Charlot et Pasolini, moi j’adore le cinéma expérimental par exemple, je pense que ça fait partie du cinéma et il y a des raisons différentes pour lesquelles tu aimes ça.

Pour moi ça témoigne aussi de votre identité éditoriale. C’est un mouvement qui se fait depuis quelques années , L’Association a commencé en accueillant Baudoin, Fréon avec Barbier, Amok avec Muñoz, je pense que le fait que vous mettiez à inviter Yves Got, ce n’est pas non plus un hasard.
M.P. : Non, c’est sûr. Par rapport à ce qu’on disait, qu’il y avait de plus en plus les gros éditeurs d’un côté et puis les petits d’un autre, fait aussi qu’il y a des gens comme Yves Got, ou Baudoin, qui se retrouvent un peu entre les deux. Certains vont sûrement continuer à chercher à rester chez les gros éditeurs et d’autres, par sensibilité, essayent plutôt de soutenir autre chose, donc vont plutôt vers les structures indépendantes.

P.Dr. :
Got, c’est quelqu’un qui a expérimenté toute sa vie. Il a fait des trucs, il a pris des risques, quand on a fait l’expo, tu regardais ses planches et il y a des trucs, c’est complètement délirant.
M.P. : Je crois que si un gars comme Baudoin se retrouve à l’Association, c’est pas parce que, comment dire ? Ce n’est pas que l’Association récupère Baudoin. Je crois qu’à un moment donné, pour Baudoin, c’est plus important d’être à l’Association que de continuer à se battre avec A suivre pour passer trois planches, parce que pour lui c’est comme ça que ça se fait. Et si Barbier se retrouve à Fréon, c’est logique, parce que ça correspond à quelque chose et les rencontres se font là, tant mieux. D’ailleurs Fréon fait mieux les bouquins de Barbier que Delcourt, par exemple. Ça paraît complètement stupide que Delcourt fasse des bouquins de Barbier, parce qu’on les retrouve en solde au bout d’un an, ils ont récupéré seulement une bourse du C.N.L. et puis c’est terminé, les bouquins, poubelle. Alors que Fréon ils le défendent le livre, ils le font très bien. Et puis ça permet à Barbier d’exister, il est à sa place. Ce qui est important c’est que ces auteurs là soient à leur place un moment donné. Ça nous renvoie des choses vachement importantes, quand Willem nous a fait la proposition de faire ce livre, pour nous c’était la reconnaissance d’un père ou je ne sais pas quoi. Alors qu’on n’a jamais demandé à un auteur connu de faire un livre. On n’a jamais demandé ça. On ne s’est jamais dit : tiens, on va aller voir qui, un auteur connu et on va lui dire : tu ne veux pas faire un livre avec nous, ça nous aiderait. On s’en branle complètement. Willem est arrivé avec ses planches il a dit : voilà, moi j’aimerai bien faire ce livre chez vous, de toute façon les éditeurs ne s’intéressent pas à ce que je fais plus que ça, moi j’ai pas besoin de… Ce livre va exister là et c’est bien que ce livre existe et si vous voulez, faites-le. Et puis on le fait ensemble. Et ça, ça existe avec des auteurs sans qu’on ait besoin de rechercher cette reconnaissance là. Elle vient.

Plusieurs fois dans vos éditoriaux vous revendiquez des Bd sales, mal fichues, expérimentales. On a l’impression que vous cherchez surtout une bande dessinée d’humeur, spontanée.
M.P. :
Ouais, entre autres. Mais quand on a écrit ça dans les éditos, c’était surtout pour revendiquer que Ferraille n’était pas un objet fini. C’est vraiment un journal. La différence qu’il y a entre une revue et un magazine, c’est que le revue, tu la collectionnes un peu, c’est un truc qui fait date, qui avance, et un magazine, un journal, les gens ont besoin de bosser, de montrer ce qu’ils font pour avancer. Donc ils font un journal. Voilà. Et c’est en ça que souvent on nous a dit : " ouais, pourquoi vous avez publié ça ? C’est mal foutu… " Peut être que c’est mal foutu mais cet auteur là un moment donné on sent qu’il y a besoin de le montrer et que si on ne le met pas dans ce journal là il n’avancera pas et ce sera toujours mal foutu, ou il avancera encore plus lentement. Donc on le publie, même si effectivement ce n’est pas parfait, mais il a besoin d’apprendre, ce journal là sert aussi à apprendre il ne sert pas, encore une fois, à faire des choses qui vont rester dans l’histoire de la Bande dessinée. Je pense qu’il y a des choses qui ne sont pas importantes, mais c’est important de le faire. Parce que ça te fait avancer sur autre chose.

Le terme intègre revient aussi souvent dans vos éditoriaux. Qu’est ce que vous entendez par intégrité, est ce que des couvertures " bien putassières ", pour vous citer, rentrent dans cette définition ?
M.P. :
C’est encore un truc qu’on nous a dit : en été il faut faire une couverture avec du cul dessus, un beau cul parce que ça va se vendre mieux.
P.Dr. : Alors on essaie ! Sur une couverture, c’est sûr que tu va gagner 200 ou 500 lecteurs de plus. Tu mets ça en bord de plage et ça se vend. Mais avec le décalage, on n’est pas dupe. M.P. Et à l’intérieur on continue à publier X-90, Placid, tout ce qu’on aime. Sauf qu’on s’amuse à faire une couverture qui va se vendre et qui d’ailleurs ne se vend pas, on s’en fous.

Ça a marché ?

M.P. :
Ouais, ouais, ça a marché, vraiment, les gens sont cons. (rires) Seulement quand les gens l’ont acheté et qu’ils ont lu l’édito ils se sont dit : merde je me suis trompé de journal. Et nous on a gagné un peu de fric, voilà. Il y a une part d’auto dérision là dedans. C’est en ça qu’on est intègre avec nous-mêmes.

On vous sent assez respectueux de l’amateurisme, en particulier des Fanzines. C’est quelque chose auquel vous tenez aussi ?

M.P. : C’est notre univers, je ne vois pas pourquoi on dirait le Fanzine c’est du caca. Je trouve qu’il y a souvent des choses formidables qui se font dans le Fanzine. D’autres choses nulles. Il y a des choses qui se font avec beaucoup d’intégrité et d’autres avec beaucoup de non-intégrité mais c’est un milieu qui est formidable. On préfère regarder dans cette famille, qui est la notre que je ne sais pas où. On aime bien ça. Et on sent qu’il y a une effervescence avec ça. Amateur ça ne veut pas dire grand chose. Nous on est amateurs, à partir du moment où on ne vit pas de la bande dessinée et de ce qu’on publie, sauf qu’on ne fait que ça et qu’on est professionnel au sens où c’est notre boulot. Quelle est la différence entre un mec qui fait sa publication en photocopie et un mec qui fait ses bouquins ?

Depuis qu’il y a eu une séparation à Angoulême entre les indépendants qui sont dans les bulles des grands éditeurs et les fanzines, les fanzines sont un peu laissés dans leur ghetto.

M.P. :
C’est vrai. Parce que les fanzines sont des alibis à ce festival. Ce Festival se dit "LE festival de la Bande dessinée ", c’est pas le festival de la Bande dessinée, c’est le festival de la bande dessinée commerciale, de la bande dessinée qui veut gagner de l’argent, qui ne fait aucun choix artistique. A Angoulême il n’y a pas de choix, ils veulent représenter toute la bande dessinée. Donc les gens sont représentés, comme c’est un festival commercial, en fonction de ce qu’ils représentent économiquement, donc si les Fanzines ne représentent économiquement rien, ils sont dans un ghetto. Si tu représentes beaucoup économiquement, tu es dans un supermarché. C’est en ça qu’Angoulême est intéressant : tu vois vraiment ce qu’est la bande dessinée aujourd’hui. C’est à dire que les Fanzines c’est quelques chose qui n’existe pas économiquement, donc c’est dans un endroit où il faut vraiment se battre pour y accéder. Glénat existe beaucoup au niveau du marché de la bande dessinée, donc c’est un gros supermarché avec des hôtesses qui sont là pour vendre des bouquins, les rayonnages sont super luxueux, et puis les indépendants sont à côté du super marché. Donc tu as la petite boutique, qui ne se voit pas très bien, qui est mal éclairée, mal placée, etc. C’est très bien Angoulême pour ça. Ça représente vraiment le non choix de ce Festival. Et ce qu’est le marché de la Bande dessinée. Mais ça ne représente que ça. Ça ne représente pas du tout la création en Bande dessinée. C’est pour ça que nous on a essayé de travailler sur un Festival de la Bande dessinée. En se posant la question de savoir qu’est ce que c’est qu’un festival, avant tout, avant de savoir si c’est de la bande dessinée. Et un festival, c’est des gens qui choisissent, artistiquement, de montrer quelque chose. Cette idée que les Festivals de Bd montrent toute la bande dessinée, parce qu’il y a Angoulême et il y a tous les sous Angoulême. Cette idée de représenter toute la bande dessinée, c’est complètement stupide. Si tu regarde un Festival de théâtre, de danse, ou même de cinéma, c’est un festival ou il y a un parti pris artistique. Un directeur artistique décide telle année de monter telle pièce, de tel auteur, il ne dit pas :je vais montrer tout le théâtre, ça n’a aucun sens, c’est comme si au Festival de Cannes, par exemple, à partir du moment où tu payes, tout le monde pourrait venir présenter son film. Il y a des gens qui choisissent en fonction de tel pays, tel auteur. Et Angoulême, j’ai l’impression, c’est comme si tous les ans à Cannes, ils présentaient les films de Luis de Funes, parce que De Funes paye plus pour montrer son film.

Le festival que vous organisez à Albi, correspondait à un besoin, donc ?

M.P. :
Ouais, parce que nous on n’a jamais été invité sur des festivals, parce que justement on ne représente rien économiquement. Ce sont les libraires qui décident de qui va être invité, en fonction des chiffres de vente. Comme les libraires ne nous connaissent pas, il n’y a jamais un festival qui va nous inviter, donc si on veut y être en tant qu’auteurs il faut qu’on paye un stand. Quand on a commencé on a fait un ou deux festivals pour voir comment c’était. On a vu que c’était complètement inintéressant artistiquement, économiquement, humainement, on s’est dit on ne va pas dépenser du temps et de l’argent pour ces trucs là, autant faire de la Bd, faire des livres. Donc on s’est dit : nous ça ne nous intéresse pas ces trucs là. Par contre il y a une façon défendre culturellement la bande dessinée. On s’est dit : pourquoi il n’y a pas de festival qui essaie de défendre la Bande dessinée pour ce que c’est, pour un auteur, pour ce que ça dit, plutôt que par rapport à ce que ça vend. Il y a des structures culturelles dans ce pays, qui sont là pour défendre des objets culturels, de la création, comme le C.N.L. Pourquoi ces gens là ne programment pas de la bande dessinée ? Il y a tout sauf la bande dessinée. C’est quand même con. Nous on s’est battus à la Drac chez nous pour avoir des subventions, il n’y avait pas de ligne part rapport à la Bande dessinée, ça n’existait pas. C’est complètement stupide. Si tu fais du cinéma il y a des bourses qui existent. Pour l’écriture aussi, la musique, tout , sauf la bande dessinée. Parce que pour eux la Bande dessinée ça fait partie de l’industrie du livre et donc il n’y a pas besoin de subvention. Il n’y a pas de statut culturel.. La Bande dessinée a à conquérir ce statu. On a proposé un projet de festival de la Bande dessinée, comme il y aurait un projet de festival de musique. Donc plutôt que de se tourner vers une foire exposition, on s’est dit : on va se tourner vers les instances culturelles en leur disant : voilà, on a un projet de formation, et puis on a défendu un dossier et tout ça. Ça a pu se faire. Et il faut que ça se développe beaucoup plus. Parce les rencontres que nous on peut faire, comment on peut programmer ça, quels retours on a des auteurs qu’on invite. Tout d’un coup ça paraît évident. C’est tout con, mais ça paraît évident. Et ça fait du bien aux auteurs d’êtres considérés comme des auteurs, de pouvoir vraiment rencontrer les gens, de pouvoir vraiment discuter. De ne pas seulement être derrière des tables de dédicaces, toute la journée et puis de bien bouffer le soir. De pouvoir bosser, d’être considéré comme des gens qui font de la création et pas seulement des gens qui vendent des livres.

Comment voyez-vous l’évolution de votre structure ?

M.P. :
Pour le moment il y a deux chantiers : il y a ce travail sur cette culture de la bande dessinée, en tant qu’auteurs on a envie de défendre ça. Monter une galerie à Albi, monter des expos, organiser le Festival, monter un atelier où on peut faire de la création, , travailler sur la défense d’une culture Bande dessinée et comment on peut exister avec ça. Donc pas forcément se battre que pour essayer de vendre des livres rentabiliser les bouquins, rentrer de l’argent, mais travailler sur un projet culturel par rapport à la Bande Dessinée. Et en même temps continuer à travailler sur l’édition et essayer de voir comment on se professionnalise sur l’édition et continuer à faire des livres, le journal. Essayer de trouver un rythme de fonctionnement et d’économie qui permet de continuer à travailler. Pour nous il y a toujours ces deux aspects.

On sent chez vous un engagement politique assez clairement revendiqué.
M.P. :
Bien sûr, c’est évident. Parce qu’aujourd’hui un engagement politique n’est pas par rapport à des idéologies, il est par rapport à un fonctionnement. On a essayé d’adopter un fonctionnement qui nous correspond et qui paraît marginal, parallèle. Se dire : on va faire des livres parce que ça nous intéresse et on va foutre de l’argent de notre poche pour le faire, plutôt que d’attendre qu’il y ait un messie éditeur qui nous donne de l’argent et les moyens de créer. C’est à nous à trouver ces moyens là et on se bat pour que le livre existe, et même s’il ne se vend pas, il existe. Et ça, c’est notre façon de réagir à ce qu’est le système. Parce que le problème du système, c’est qu’on peut être communiste, fasciste, on peut être tout ça sauf que ça ne fait pas avancer grand chose, on a du mal à exister en fonction d’une idéologie. Par contre avec des actes on peut exister. Tu vois nous on peut gueuler encore pendant des années contre le Festival de machin . Le Festival d’Angoulême ça existe, très bien, moi je n’ai aucun soucis avec ça. Par contre nous il nous manque quelque chose. Donc plutôt que d’attendre que des gens le fassent, on essaie de le faire. On peut se planter. Ça peut être complètement nul et inintéressant mais on essaie de la faire.
P.DR. : C’est vrai qu’on se prend des gamelles aussi, des fois on ne fait pas les bons choix.
M.P. :
Ferraille, plutôt qu’attendre que quelqu’un le fasse un jour et ben on le fait. On a assez d’énergie. On peut aujourd’hui télé c’est ça notre force. C’est éminemment politique. Même si on n’est pas Charlie Hebdo, qui réagit à des courants de la société directement. Je pense que faire ça, dans le système qu’il y a aujourd’hui, c’est une position politique forte.

Avez-vous une idée précise de votre public ?

M.P. : (silence) Non.

P.Dr. :
D’après les lettres qu’on reçoit, ça va de 18 à 30 ans. Dans le lot tu as beaucoup de gens qui dessinent un peu, qui ont trouvé ça parce qu’ils habitent dans un coin paumé. Ils se disent " Ah c’est quoi cet ovni ?"
M.P. : C’est marrant parce que c’est très underground. On ne touche pas du tout des gens qui s’intéressent à la culture, à Télérama, cette culture sympathique, de gauche. Ça reste très underground. D’ailleurs c’est pour ça que ça fait bizarre d’être en kiosque, mais je pense que ça va avancer, ça. Et ça va évoluer. Mais ça paraît toujours sale, incorrect, donc les gens qui lisent ça c’est des gens qui se reconnaissent, je pense dans des trucs trash. Ils aiment ça. Je pense que ça doit évoluer, ça aussi. Parce que je pense que c’est pas aussi trash que ça en a l’air et je pense que beaucoup plus de gens que ceux qu’on touche aujourd’hui peuvent être intéressés par ça. Sauf qu’ils ont perdu l’habitude de trouver cet anticonformisme dans la Bande dessinée. Ils le trouvent ailleurs et je pense que ça existe encore dans la Bande Dessinée et c’est important qu’ils le retrouvent. Je crois que les excès ont vraiment fait beaucoup de mal, beaucoup de gens qui ont aujourd’hui 40-45 ans disent : la Bd ça m’a lassé, aujourd’hui je n’en lis plus. . Et c’étaient des gens qui lisaient Charlie Mensuel, Pilote. Il y avait une culture de la Bd vachement importante et un moment donné ils en ont eu marre, et on les a pris pour des cons. Ils ont lu autre chose.
P.Dr. : Je crois qu’au niveau du fond, ils se sont arrêté en cours. C’est bizarre, tu prends les années 70, c’est la libération sexuelle, alors on met du cul et puis voilà. Il se sont arrêtés là, ils ne sont pas allés plus loin. Quand je vois une interview de Tardi qui t’explique que "Ah, oui, la Bd c’est bien, mais quand tu vois un gros plan dans un film, tu ne peux pas le faire en Bd ". Qu’un mec comme ça, qui vit de la Bande dessinée, t’explique que son médium est réducteur, c’est grave. Qu’il n’ait jamais réfléchit comment il peut dire la même chose avec la Bande dessinée. C’est grave. Et c’est des gens qui vivent de ça et qui sont considérés comme des pontes de la Bande dessinée. Des créateurs. Moi, ça me choque. Qu’un créateur te dise on ne peut pas faire ça, non, mais putain, vas-y fous toi au boulot, cherche…
M.P. :
La bande dessinée n’est pas défendue réellement par les auteurs. Alors que les indépendants ne se lamentent pas. Eux, ils la défendent. Ces gens là j’ai envie de leur dire qu’est ce que vous proposez ? Moëbius qui pleurniche en disant c’était la belle époque, maintenant il est au panthéon de la Bande dessinée. Super. Si c’est leur but d’être dans un dictionnaire de la Bande dessinée, bon, ils y sont, c’est très bien. Aujourd’hui il y a d’autres questions qui sont beaucoup plus importantes. C’est comment avec leur notoriété, avec leur pouvoir, avec leur fric, ils pourraient défendre des projets. Moëbius, il mettrait 200 000 balles sur la table et il dirait voilà A suivre ça n’existe plus, qu’est ce que vous me proposez comme journal aujourd’hui ? Ça, ce serait un acte politique fort, mais ils préfèrent rester avec leurs droits d’auteurs et imaginer qu’ils font partie de l’histoire de la Bande dessinée et que c’est réglé pour eux. C’est des personnes âgées, ce n’est pas grave. Ils sont à la retraite. (rires) Mais je pense qu’il y a pleins de choses à faire aujourd’hui au niveau du Fanzinat et au niveau de la presse indépendante.

Pour conclure : vous parlez souvent de fond et on peut avoir l’impression que dans Ferraille, le fond est très paillard…

M.P. :
Le fond il est très au fond, vraiment il est très au fond.

Et particulièrement centré autour d’une jeune sexualité masculine frustrée. (Rires)

M.P. :
Oui, on pourrait parler de tes nouvelles, si tu veux peut-être. (rires) Mais c’est vrai que je me faisais la remarque récemment, on manque de personnages féminin et on a vachement de mal à trouver des filles qui ont envie de faire ça. Et quand on a fait des choses avec Danny Steve ou Valérie Sury, elles sont encore plus trash que les mecs, il n’y a pas de soucis avec ça. C’est vrai que ça fait du bien. Si tu veux on travaille avec les gens qui ont envie de bosser et avec les gens qu’on trouve. C’est vrai qu’il y a des choses qui ne sont pas représentées.

P.Dr. :
Mais bon ça va changer tout ça, on va devenir adulte maintenant. (rires)
M.P. :
Un jour on sera grand.
P.Dr. :
Non mais je pense que Ferraille ça va changer, on va travailler sur ce côté –qu’est ce que tu as dis, déjà, "branlette " ?
M.P. : Tu sais, on revient de Turquie, là. On a une image de ce pays qui est hyper fermé, avec la censure, aucune liberté d’expression, on imagine qu’ils sont tous islamistes. Si tu voyais la Bd qu’ils font, il y a des leçons à prendre. Une liberté, une création... Il y a 15 Ferraille en kiosque en Turquie à l’heure qu’il est. Et dans des domaines différents, dans des formats différents, il y en a plein, plein, plein, ils sont beaucoup plus éclatés que nous. Et ils se battent avec des trucs, comme certaines personnes se sont battu en France dans les années 70 avec certaines choses. En France on est en train de se regarder un petit peu les uns les autres, de s’observer comme ça, en train de faire avec notre petite culture de la bande dessinée. Je crois qu’on a envie aussi avec Ferraille d’aller voir ailleurs. On a envie d’aller se confronter. Parce qu’il y a des réaction en France, mais il y a aussi des réaction ailleurs, et c’est là aussi qu’économiquement on gagnera des choses, moi j’ai pas envie de me battre contre Dargaud, mais j’ai envie de bosser avec des petits éditeurs turcs, par exemple. Là j’ai envie de me battre. Je trouve ça génial. Je ne veux pas lutter contre TF1, TF1 existe, et alors. On peut exister aussi. Ça c’est déjà fort.


Entretien paru dans Jade 19 © Lionel Tran & 6 Pieds Sous Terre, 2000. Photo © Valérie Berge

13, rue de la République - 81000 ALBI - France
Tél 05 63 38 71 31 - Fax 05 63 47 94 23
mèl


LES 7 FAMILLES DE LA BANDE DESSINÉE #1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7