Photographie© Goran Bertok
La prison du corps

Aujourd’hui le corps est devenu un espace de banalités, où l’érotisme ambiant nous conforte dans une position de spectateurs engourdis et distancés. Les photographies de Goran Bertok nous renvoient à un espace d’intériorité douloureuse, dont la proximité brûlante est plus violente encore que les blessures qui s’offrent à notre regard.

Goran Bertok

Jadeweb : Quel est ton parcours ?
Goran Bertok : En 1989 j’ai obtenu un diplôme de journalisme ; quelques jours plus tard, j’étais appelé pour faire mon service militaire dans ce qui était encore l’Armée Populaire de Yougoslavie (JLA.). J’ai été renvoyé au bout d’un mois, réformé pour " personnalité psychotique ". En 1990 j’ai réalisé ma première exposition personnelle. J’ai dû attendre 7 ans avant la suivante " I Would Like to Tell You a Story ", en 1997 - ça m’a semblé une éternité, mais à ce moment là j’étais à un tournant, il fallait que je rencontre les bonnes personnes avec qui travailler. Ce qui a toujours constitué mon principal intérêt dans la photographie est de donner une représentation du corps, du corps face à la violence -dans ma première série, c’est plus insinué, suggéré, mais dès " I Would Like to Tell You a Story ", cela entre dans le domaine du concret : ce sont de vraies blessures -des coups de fouet, des lacérations, du piercing.

Y a-t-il eut pour toi un déclencheur particulier à cette recherche ?
Aussi loin que je me souvienne, j’ai été attiré par l’atypique, le morbide. Mais pas seulement cela, même les formalités du quotidien peuvent devenir matière à un choix, une recherche. Il s’agit d’accepter ou refuser ce qui est déjà présenté, pensé à l’avance, rangé à sa place. Quel est le rôle de l’art, si ce n’est parler de ces terrains silencieux, interdits ? Si la société esquive certains débats, c’est parce que cela touche forcément à des questions de liberté personnelle. Mon propos est l’isolation et la douleur, aussi bien au travers des répressions sociales qu’individuelles, toutes les limitations de la liberté... Je sens dans mon rapport à la société une tension permanente.

L’image du corps est devenue récurrente en Occident. Comment perçois-tu ce phénomène ?
Nous parlons effectivement des corps, mais jeunes, beaux et biens portants, et non des corps en général. Je pense que le corps, avec ses sécrétions, son usure, son vieillissement, sa mort, reste pour une très large part un profond tabou. Moi-même, je perçois mon corps d’une façon très ambivalente. Qui a le courage de parler de la décrépitude de son corps en public ? Une visite à la morgue nous rappelle que le corps est une décrépitude qu’il nous faut au plus vite écarter, sous peine de la voir devenir pourriture.

Comment considères-tu ton travail ?
Je pense que mon travail est sain. Il s’agit d’une lueur dans les ténèbres.

Comment utilises-tu l’imagerie religieuse ?
Les modèles de mes photographies sont peut être plus proches d’un Prométhée que d’un martyr chrétien -du moins c’est ainsi que je les perçois. Prométhée a souffert pour l’humanité, il est le porteur du feu ; les saints chrétiens sont morts pour l’amour de leur religion. L’église catholique romaine s’est appropriée les droits exclusifs sur certains sujets, qui ont pourtant affaire à l’humanité dans son ensemble. On a souvent abusé de ce monopole, et on en abuse encore.

Tes photos semblent prises dans un lieu atemporel, où tout semble corrodé.
Mes photos ne sont pas des documentaires, il ne s’agit pas d’un regard sur un lieu et une action. Pour moi une véritable relation sadomasochiste est tout bonnement une occasion de débattre de certains thèmes, sur lesquels le couple réel ne s’engage pas de façon explicite. D’où le choix de temps " neutre " et des éléments qui en découlent.
Quand j’étais à la recherche d’un fond approprié pour mes clichés, j’ai fini avec des panneaux d’acier rouillé : ils semblaient assez bruts pour fournir un arrière-plan à ce que je fais, j’ai aussi utilisé des vieilles chaînes.

Comment se passe ton travail avec les modèles ?
Mes modèles sont des personnes que je connais personnellement, et lorsqu’ils travaillent pour moi il n’est pas question d’argent. Les idées viennent principalement de mes suggestions, en respectant toutefois le cadrede leurs préférences personnelles. Je ne dois pas les pousser sur un terrain qui ne serait pas à " eux ". Il arrive que certains soient dans un état de transe ou quelque chose de très proche - dans de tels cas il faut être très prudent...
Parfois aussi ils ont leurs propres idées ; il y a certaines choses que j’ai à apprendre d’eux, qui appartiennent à des territoires que je ne connais pas... S’il fallait le définir, je dirais plutôt que mon rôle est celui d’un complice.

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Photographie © Goran Bertok

Les femmes sont plutôt rares...
Dans mes trois premières séries, les femmes sont là comme le résultat d’un souhait, d’un désir, et tiennent la place du tortionnaire... De fait, elles ne figurent pas sur les photographies et le plus souvent ne sont pas directement présentes. Dans mes derniers travaux, le corps féminin apparaît dans le rôle qui jusqu’à présent incombait au corps masculin, et cela parce que j’ai rencontré la bonne personne.
En fait la série " I Would Like to Tell You a Story ", ainsi que la suivante, " From Her to Eternity ", sont un travail sur la même histoire intime : la relation d’un couple sadomasochiste, et notamment la fascination du " héros " pour la femme à qui il appartient corps et âme, dans le sens le plus littéral, dans la plus grande violence du terme. La série " Omen " tend à s’éloigner de cette histoire, même si, au fond, elle n’en est pas vraiment différente. Par contre, la dernière série " 999 " / 1999 est distincte pour moi : d’une part, je tenais à faire quelque chose qui soit fidèle à mon style, et en même temps différent de mes productions antérieures. Et d’autre part cette exposition devait être présentée dans un train, qui traversait la Slovénie sur des lignes régulières. Initialement je tenais à être moins direct, moins brutal -bien qu’à terme cette restriction ne m’ait pas longtemps encombré.

Dans cette série les visages sont aussi bien plus visibles qu’auparavant, les masques disparaissent. Il y a d’ailleurs deux personnages réellement impressionnants, l’un gras, l’autre ascétique -le premier comme vomissant et le second regardant une lumière au-dessus de lui...
Dans le monde du fétichisme et du sadomasochisme, le masque offre la possibilité aux participants d’endosser un certain rôle, une nouvelle identité. Cela permet d’escamoter sa personnalité quotidienne. Un visage à l’image, dans une telle configuration, nous parlerait moins. L’apparition des visages dans cette dernière série est une conséquence de cette distance que j’ai prise envers le milieu fétichiste et SM, très présent dans mes précédents travaux. Ces personnes n’utilisent tout simplement pas de masques. Mais pour en venir au modèle corpulent et à l’ascétique, j’ai juste essayé de traduire ce que leurs corps nous montraient : l’un l’abondance de nourriture, l’autre son absence. Bien que leur apparence sur la pellicule ne soit pas nécessairement leur réelle, leur intime apparence. Il a été intéressant de voir que la plus grande répulsion qui fut provoquée par le catalogue de l’exposition s’est dirigée contre le modèle le plus gros...

Dans tes photos les modèles vont au devant de la douleur, envisagerais-tu de travailler avec des accidentés ?
J’ai déjà envisagé de travailler avec des personnes qui auraient des cicatrices résultant d’accidents ou d’opérations chirurgicales. Dans les deux cas l’endroit de la violation est une violente intervention sur le corps -et cela me concerne de près. Peut être que c’est là un travail qui m’attend encore !

Quels sont tes projets ?
Faire une exposition dans une prison. Pour les prisonniers. Pour sortir du cercle d’auto-congratulation et d’autosatisfaction des milieux de l’art.


propos recueillis par Lionel Tran & Laurent Bramardi © 6 Pieds sous terre éditions, 2001 | Photographies © Goran Bertok