Uncle Sam par Steve Darnall & Alex Ross

 
 

Le roman graphique Uncle Sam commence en vue subjective : nous sommes dans un hôpital bondé, dont le personnel est débordé. La lumière est blafarde, les gens qui attendent sont pauvres. Aux limites extérieures du cadre on devine deux hommes –des brancardiers ?- qui semblent nous escorter. Ces hommes parlent, mais leur dialogue est confus, ou plutôt la perception que l’on a de leur conversation n’a pas de sens. Une voix surgie d’on ne sait où exprime des propos incohérents. Cette voix appartient au narrateur.

Sur la page suivante nous découvrons en contre-plongée un clochard revêtu du costume de l’oncle Sam (pantalon rayé rouge et blanc, gilet blanc, veste bleu marine et nœud papillon bouffant rouge vif). L’homme est dément, il refuse de sortir de l’hôpital. Les infirmiers, épuisés, appellent un médecin qui tente de raisonner l’homme. L’homme est fou, irrémédiablement. Avec un regard empli de pitié, le médecin lui tourne le dos. L’homme est mis à la rue.

Nous sommes à New York, les rues sont sales, des gens dorment sur le trottoir. L’homme se parle à lui-même, il dit qu’il est "le roi du monde". Une voix off, nous décrit la confusion qui règne dans la tête de l’homme : les souvenirs se chevauchent, il ne sait plus à quelle époque il vit, des images apparaissent, vaguement familières, d’autres scènes se juxtaposent, incompréhensibles. En arrière fond deux jeunes noirs agressent une prostituée noire. La femme gît maintenant sur le trottoir, le narrateur marche, indifférent, dans le même cadre un souteneur menace une de ses filles. Le narrateur ferme les yeux. " D’un coup je vois la nation entière, un bref instant puant… Je me sens… …mal. " La page suivante est un patchwork dont la découpe épouse la forme des états américains. Les images : des déchets -capotes, seringue, emballage de confiserie- jetés l’océan ; un oiseau mazouté ; une manifestation anti-homosexuels ; un couple de chômeurs devant une usine fermée ; des policiers tabassant Rodney King à terre ; une mère et une fille qui se prostituent, des enfants de dix ans –noirs pour la plupart- passent par un portique de détection de métaux et sont fouillés par des policiers à l’entrée de l’école. L’homme continue à errer dans les rues de la ville, il fait les poubelles pour se nourrir. Voix off : " En 1932, Herbert Hoover m’a dit : l’Amérique est plus près de triompher de la pauvreté qu’aucun autre pays à aucun moment de son histoire. " Le contraste entre la voix off et l’image se creuse. Flash back : l’homme est plus jeune, nous nous retrouvons dans une cabane en bois, il est question d’une révolution, d’une guerre d’indépendance " chargée de promesses pour l’humanité. " La femme assise à table lui dit : " tu es un idiot, Sam, le général Washington est un propriétaire terrien marié à une héritière. Est-ce vertueux de protéger sa fortune ? ". L’homme s’entête, avec naïveté. Fondu, retour au présent : l’homme, qui s’était endormi, est en train de se faire voler ses chaussures. La voix off déraille, elle égrène des slogans de boys scouts. L’homme délire, il parle d’ours russe et d’aller " buter le fils de pute de Berlin ".

L’album continue ses va-et-vient entre périodes historiques troubles -l’assassinat de Kennedy, les massacres d’Indiens à Black Hawk en 1832, le passage à tabac des grévistes des usines Ford -et présent oppressant- la misère et la violence omniprésentes. La voix off se retourne sur elle-même, se souvient des bonnes intentions, ne comprend pas, quelque chose a mal tourné, quoi, quand ? L’homme, que les passants évitent, parle tout seul dans la rue, les souvenirs qui remontent ne ressemblent pas à ce qu’ils devraient être, tout est mensonge, trahison. L’homme entre dans un une baraque d’antiquités, espace allégorique situé au milieu de nulle part. Il s’agit d’un bazar où sont stockées les icônes passés de l’american way of life : badges, jouets, posters, poupée mannequin. L’homme reconnaît les objets, s’attendrit. De nouveaux flashs défilent : lynchage, massacres, trahison toujours. La réalité des faits corrode les souvenirs. Retour au présent : une parade électorale dans la 5e avenue. Un échassier déguisé en oncle Sam, l’homme entre dans la salle de meeting. Le candidat -conservateur– élu fait un discours sur la confiance. Dans une des scènes les plus fortes de l’album, le discours du candidat se dédouble, nous dévoilant le fond réel de sa pensée : " Cette campagne devait prouver quelque chose au peuple de cet état / Nous vous avons prouvé qu’un homme adulte se prétendant représentant du peuple se déculotte et tend le cul à n’importe quelle corporation qui a un lobbyste et un carnet de chèque. " " Vous avez …du cœur. / …peur du changement. " Ne pouvant pas supporter cela l’homme monte sur scène au moment où des opposants se mettent à huer dans la salle. Ils se font coffrer par la police. En cellule l’homme, qui s’est uriné dessus, parle aux militants. Il est exalté, il leur fait peur. Les flash back reprennent. Nous assistons à la guerre d’indépendance et à ses mensonges fondateurs. Voix off : " Sommes-nous là pour combattre les Anglais ? ou nous-mêmes ? " On sort l’homme de sa cellule, il passe devant d’autres cellules, emplies de jeunes noirs. Superposition : des noirs enchaînés dans la cale d’un navire. La voix off souligne l’absurdité d’emprisonner des gens à qui l’on n’a jamais donné une chance. L’homme se retrouve à nouveau à la rue.

Le dernier tiers du récit prend une tournure plus métaphorique. Une clocharde, qui porte l’accoutrement de la victoire, s’assied à côté de l’homme. Nous reconnaissons Albion, incarnation de la grandeur de l’Angleterre. Elle lui dit : " J’ai déchu il y a longtemps. Mais toi, ta chute… À côté, mon histoire passera pour un match de criquet en province. " En arrière-fond on aperçoit une Marianne ravagée, elle aussi victime de ses illusions. Albion : " J’ai fait tout ce que je pouvais pour toi. Je ne peux plus te montrer la voie. Il faudra laisser les autres t’aider, maintenant. Bonne chance, Sam. " Surgit un ours blessé, portant une casquette de l’armée rouge, l’homme le regarde avec dédain. L’ours : " Sam, écoute, s’il te plaît. Tu vas être confronté à quelque chose que tu crois comprendre. Grave erreur. Tu ne peux pas gagner cette bataille. Pas à l’ancienne. Cet ennemi connaît nos sombres stratégies. Il les utilisera contre toi. Et contre tout le monde. " Par fierté l’homme se détourne, il se demande s’il ne s’est pas trompé, s’il ne s’est pas complètement trompé. Il ne lui reste plus qu’à aller s’affronter lui-même. Il ne parviendra à gagner qu’en acceptant que le rêve est mort, qu’il n’a été qu’une hideuse illusion.

Le sérieux du propos allié à la maîtrise narrative et Steve Darnal, qui est journaliste et écrivain, font d’Uncle Sam un album politique d’une puissance impressionnante. Sa force tient énormément à une construction " gâteuse " du récit, qui se dissout, se recompose par fragments, s’éclaircit, s’obscurcit à nouveau. La forme narrative, servie par la qualité de l’écriture –une écriture elle aussi " gâteuse " et en état de choc-, rend cet ouvrage de propagande redoutablement efficace. Il est difficile de ne pas adhérer au propos de l’auteur, tant le récit fusionne avec lui. La technique graphique particulièrement réaliste d’Alex Ross –travail au lavis d’après des photographies de modèles jouant les personnages- accentue ce manque de recul. Nous ne sommes pas ici dans le champ de la fiction, les noms, les visages, les faits évoqués sont avérés, il ne s’agit ni d’une plaisanterie, ni d’une simple histoire. Les auteurs revendiquent une lecture de l’Histoire. Le découpage de l’album oscille entre une succession de plans cinématographiques pour les scènes quotidiennes -zooms, champs/centre champs, inserts en très gros plan- et de pages à la composition purement graphique pour les passages symboliques. Alex Ross parvient la plupart du temps à restituer les émotions et les expressions mouvantes des visages, le mouvement des corps est parfois plus ridicule. Comme souvent dans les récits de bande dessinée peints, le dessinateur souligne les impressions de mouvement pour contourner l’aspect fixé de la technique, ici l’utilisation maîtrisée d’un découpage cinématographique contourne cet écueil. Le dessin donne une vérité dans laquelle vient se nicher le texte qui n’est jamais redondant. L’ensemble est une belle réussite. Nous sommes en présence d’une des bande dessinées anglo-saxonnes de propagande -j’utilise ce terme, pour la seconde fois, dans son sens premier de " propager "- les plus réussie depuis Brougth to Light  d’Alan Moore et Bill Sienkiewicz -récit à la construction similaire, qui vous attablait au côté d’un oncle Sam alcoolique nous racontant les saloperies qu’il avait faites dans les pays du tiers monde durant deuxième moitié du XXe siècle. L’aspect spectaculaire et particulièrement marqué des procédés utilisés -alternance systématique de contre-plongées et de plongées accentuées, utilisation dans le même plan d’images contradictoires- peut cependant soulever des réserves. Nous ne sommes pas ici dans une alternative à ce qui est dénoncé, uniquement dans une mise en exergue. Mais ce type d’ouvrage est suffisamment rare dans le champ de la bande dessinée américaine, d’autant plus étant édité par DC, une major, qu’il convient d’en souligner la singularité.

Une rareté, donc, doublée d’une réussite sur le plan formel.
LT.

Uncle Sam | Steve Darnall & Alex Ross
DC Comics/ Vertigo | Collection Semic Books
17 X 26 cm | 96 ages | broché | 59 FF

 
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