MUE DE CHAGRIN

Luc Trauma était d’une nature angoissée. Bien que se comportant de manière indolente avec son entourage, il craignait sans cesse d’être jugé pour de petites fautes dont lui seul avait conscience. Un matin en se réveillant il sentit qu’un changement profond était sur le point de se produire en lui. Un peu inquièt il se rendit dans la salle de bain. Une imperceptible entaille sur sa joue gauche lui sauta immédiatement aux yeux. A peine un millimètre de peau qui se décollait. Cela le contraria. Sans être obsédé par la propreté il n’aimait pas la négligence. Si on commence à se laisser aller on n’arrive plus à rien. Attendre ne fait que rendre les choses plus pénibles. Pourtant il ne chercha pas à ôter cette peau. Ne t’en occupes pas, ça partira tout seul. Accorder de l’importance à des détails comme ça est dangereux. On finit par en être obnubilé. Par croire que la moindre tache nous trahit. Par être obsédé par la non-régularité de ses pas dans la rue, tout en essayant de ne pas marcher non plus d’une manière trop mécanique de peur d’être pris pour un maniaque.

Dans le métro il eut l’impression désagréable que l’attention se focalisait sur lui, et en particulier sur sa joue. Certains avaient un regard dédaigneux, d’autre une franche moue de dégoût. Un ou deux arrachèrent même la petite peau en pensée. Tu te fais des idées. Les gens ont autre chose à faire que regarder ta joue. Qu’est-ce que cette peau peut leur faire ? Et même si effectivement ils la regardent, qu’est-ce que ça change ? Ça ne regarde que toi. Cette pensée le fit sourire. Il eut brièvement l’impression de se sentir bien dans sa peau. Lui qui n’osait jamais se faire remarquer sortit de la station en fredonnant, maladroitement, un air un peu stupide et guilleret entendu le matin même à la radio. Au travail, lui qui d’habitude allait tête baissée s’enfermer dans la remise où il affranchissait le courrier, il dit bonjour à tout le monde, ajoutant même un petit compliment, ou glissant une allusion flatteuse. Dans son dos certains se firent signe qu’il était malade. Il passa la matinée à envoyer des fax en fredonnant. Lorsqu’une stagiaire lui fit remarquer, « Luc, tu as une peau qui se décolle, là sur la joue », il n’osa pas répondre « oui je sais, elle finira bien par se décoller d’elle-même ». Et encore moins « OUI ET ALORS ? EST-CE QUE JE M’OCCUPE DE TES POINTS NOIRS, MOI ? POURTANT TU EN AS UN GROS A L’INTERIEUR DE L’OREILLE GAUCHE ». Cette remarque l’irrita légèrement. C’est vrai que tu aurais dû ôter cette peau au moment où tu l’as remarquée. C’est ridicule d’avoir laissé traîner un détail comme ça au point qu’on se mette à t’en parler. A la pause de midi, il se rendit aux toilettes. Ses ongles allaient s’attaquer à la petite peau quand le verrou des toilettes se débloqua. Il ouvrit aussitôt le robinet d’eau chaude afin de faire croire qu’il était en train de se laver les mains. Trop risqué.

Il se tripota la joue tout l’après midi, caressant la proéminence du bout de l’index, la dissimulant sous la paume de sa main lorsque quelqu’un pénétrait dans la remise. « Mal aux dents ? ». « Hun, hun. Enfin rien de grave, ça va passer ». Le trajet du soir fut atroce. Bien qu’exténués les gens n’avaient rien de mieux à faire que de fixer intensément sa joue.

En rentrant à la maison il ferma la porte de l’appartement à double tour, glissa quelques journaux d’annonces devant la porte. Il entra dans la salle de bain, la verrouilla de l’intérieur. Fébrile, il s’approcha du miroir et immobilisa la chair de sa joue avec l’index droit tout en tentant de saisir le petit bout de peau entre le pouce et l’index gauche. Celle-ci était tellement fine que les ongles se refermaient sur le vide. Une fois, deux fois, dix, vingt, trente fois. Tu n’y arriveras pas, c’est grotesque, tu ne vas pas passer toute la nuit à essayer d’attraper ce bout de peau ! Il fouilla le tiroir de l’armoire à pharmacie à la recherche d’une lime. De sa pointe il souleva le morceau de peau. Qui résistait, rebiquant, se dérobant. Il n’y arrivait pas. « TOC. TOC ». La pointe de la lime pénétra d’un demi-centimètre sous la peau. Non, pas maintenant. « TOC. TOC ». La lame s’enfonça d’un centimètre de plus. Lorsqu’il tenta de la retirer elle resta coincée. « TOCTOCTOCTOC ». La peau se déchira. « MERDE !». « TOCTOCTOC ! TOCTOCTOC ! TOCTOCTOC ! ». « Oh, non... ». Un lambeau de deux centimètres de long sur un demi-centimètre de large pendait de sa joue. Il tira dessus. La peau se décolla jusqu’au front. En tremblant un peu il approcha la pointe de la lime, l’introduisît sur un des bords où la peau s’était décollée. Un peu à droite, là, un peu plus haut à gauche. Là, un peu encore, tu y es presque. Attention à ne pas abîmer la chair en dessous... Sa main tremblait, il recula d’un pas et cligna des yeux pour mieux se rendre compte. Personne ne verra rien si je colle un pansement dessus. Il examina la joue sous la lumière du néon. La chair n’avait pas été touchée.

Le pansement posé sur sa joue était énorme. On ne voyait que ça. Abattu et un peu blême, Luc allât s’asseoir sur le canapé et se prit la tête entre les mains. En essayant d’arranger les choses tu n’as fait que les empirer. Il faut que tu trouves quelque chose qui détourne l’attention, qui fasse que personne n’ose te demander de te justifier afin que tu n’aies pas à t’empêtrer dans tes mensonges. De retour dans la salle de bain il enfonça la lime sous la peau jusqu’à l’oreille, remonta vers le front, décollant largement la peau. Ça saignait un peu. Dix centimètres carrés d’épiderme tombèrent dans le lavabo. Ça brûlait. La lime fouilla la peau en descendant vers le menton. Il tira. La peau tenait mieux sur le bas du visage. Il se mit patiemment à dépiauter, lambeau par lambeau. Le sang gouttait abondamment dans le lavabo. La vue du sang lui donnait le nausée. Ne flanche pas. Le tour des lèvres fut délicat, ainsi que la base du cou. Ça saignait tellement qu’il avait du mal à distinguer les morceaux visqueux dans le lavabo. Le haut du visage commençait à sécher, les muscles tiraient. Il ôta sa chemise et son maillot de corps. La lame descendit sur mon épaule, attaqua le torse. La peau se décollait facilement. Un large lambeau se déchira d’un coup jusqu’au nombril, accrochant juste un peu au niveau du téton, qu’il coupa d’un coup de ciseaux. Il termina le torse, attaqua les abdominaux, qui se pelèrent comme des ailes de raie. Pour le dos ça va être plus compliqué. Tu n’arriveras jamais à attraper les morceaux de peau pour tirer dessus.

Il fit passer un fil épais dans une aiguille, qu’il enfila au bas du flanc droit, lui fit traverser horizontalement le dos jusqu’au flanc gauche, renouvela l’opération un peu plus haut, puis plus haut. Il fit la même chose de haut en bas, quadrillant complètement le dos. L’aiguille avait parfois du mal à glisser, elle restait immobilisé, légèrement enfoncée dans la chair. L’oeil droit n’ouvrait plus à cause du sang séché. Il épongea son torse avec du papier toilettes, pris de vertiges. Le dos était difficile. Les jambes seraient du gâteau, en comparaison. Il relia les fils entre eux, les nouant solidement à la poignée de la porte. Courage.

Lorsqu’il reprit conscience, il baignait dans le sang coagulé. Il se redressa en chancelant. Un amas de peau gisait devant la porte de la salle de bain. Il marcha dessus, manquant de déraper. Il contempla son dos écorché dans la glace. Il restait quelques lambeaux à racler. L’évier était bouché. Des lambeaux flottaient à la surface de l’eau, il les retira, les disposa sur l’étendage. Il réexamina son dos. C’était propre. Finis le plus gros, tu peaufineras les détails à la fin. A l’aide d’un cutter il fit une entaille autour de sa cuisse, une seconde autour du genoux, ouvrit la peau de la cuisse de haut en bas. Il ôta la pièce, la disposa soigneusement sur l’étendage. Il fit de même pour la seconde cuisse, puis les mollets. Le lino et le carrelage de la salle de bain étaient poisseux. Il enleva les chaussettes de peau de ses pieds, la peau de la plante, plus épaisse se décolla sans problème. Les fesses furent plus délicates. La peau autour du pubis étant très fragile, il accompagna le décollement avec un couteau à bout rond, ne touchant pas au sexe. Sur les bras il procéda comme pour les jambes, détachant les pièces qui allaient d’une articulation à l’autre, d’abord les épaules jusqu’au coude, puis du coude au poignet. Les mains furent plus difficiles à faire. La peau des doigts accrochait. Il laissa presque la moitié. Il fût obligé de les terminer à l’économe, méticuleusement. Des épluchures de chair sanguinolentes jonchaient le sol. En levant les mains vers ses yeux il réalisa qu’à certains endroits on voyait poindre l’os. Il soupira longuement, il allait falloir tout recommencer.

L.T. Février 1998.