UNE TROP BRUYANTE SOLITUDE
ou l'histoire d'une passion obstinée

Il est extrêmement difficile d'écrire une note d'intention sur un sujet qui a envahi, habité et rongé votre être durant de longues années.
J'écris ces lignes dans un café, face au bois de Vincennes. Le soleil est revenu sur Paris. Je cherche les mots, mais comment pourrais-je réduire cette histoire qui a traversé mon âme, telle une épée brûlante, à un résumé d'une ou deux pages ? Comment extraire une note analytique d'une passion qui m'obsède depuis onze ans ? Au printemps de l'année 1981, me trouvant en Allemagne, dans une librairie des exilés tchèques, j'ai acheté avec mes derniers deutsches marks deux livres signés par deux géants de notre littérature. (J'ai oublié de préciser : je suis tchèque. Généreusement, mon passeport français ne mentionne pas cette étrange disposition d'esprit). Le premier était un recueil de poèmes érotiques de K.H. Macha, poète romantique aujourd'hui réduit en cendres ; le deuxième, une nouvelle écrite par Bohumil Hrabal, auteur vivant que je ne connaissais pas personnellement et dont je chérissais les oeuvres. Son titre : "Une trop bruyante solitude".
Dans un train de nuit, sale, vide, qui me transportait de Stuttgart à Rome, j'ai ouvert le deuxième livre mais je ne l'ai pas lu : je l'ai avalé d'un seul trait. Touchée par la puissante beauté du thème, j'ai su à ce moment précis qu'un jour j'en ferais un film.
Un processus alchimique ininterrompu a commencé à construire un scénario dans mon esprit. J'ai écrit quelques lettres à l'auteur du livre ; elles sont restées sans réponse. Une encore à son agent dont j'ai obtenu une réponse cruelle : les droits étaient vendus.
Mais moi, je savais que c'était provisoire, qu'un jour ils m'appartiendraient.
Finalement, en 1987, doublement heureuse, je retrouvais mon pays après vingt ans d'exil et j'étais assise pour la première fois, face à l'auteur aimé, dans un restaurant de ma petite ville natale où il se trouvait en cure. L'auteur : Je te donnerais volontiers les droits, mais je ne les possède plus.
Moi : Vous ne les avez plus, mais un jour vous me les donnerez car je sais que cette histoire m'appartient. J'aurais préféré écrire la nouvelle, mais n'ayant pas eu le choix, c'est vous qui en êtes l'auteur. Je dois la transformer et, tel un facteur, semer son envoûtante beauté dans le coeur des hommes. C'est moi qui ferai ce film et personne d'autre.
Il me regardait mi-fâché, mi-amusé.
L'auteur : De quel droit ?
Moi : J'ai traduit ce livre pendant trois ans... j'ai écrit et réécrit le scénario... je l'ai porté en moi comme un fardeau empoisonné... D'ailleurs, ce n'est pas moi qui l'ai écrit : il m'était dicté.
L'auteur : Parfait, mon petit ! Heidegger appelle cela "le diktat de Dieu". D'ailleurs cette histoire, à moi aussi elle a été dictée... Trouve-moi des tarots !
Obéissante, j'apportai un jeu de cartes et l'auteur, tel un magicien les étala sur la table.
L'auteur : C'est étrange, c'est toi qui fera le film mais les droits, je ne les ai pas...
Des années se sont passées, l'auteur a lu mon scénario... il a aimé, il m'a donné sa bénédiction... mais pas les droits car ils étaient vendus.

Une succession de faits m'a finalement amenée, le 13 février 1991, au bistrot praguois "Le tigre d'or" où, en présence de l'avocat de l'agence littéraire, j'ai apposé ma signature à côté de celle de Bohumil Hrabal sur le contrat d'achat des droits. Pendant toute une année, je me réveillais au deuxième étage de ma maison, en me disant . -"C'est un rêve ! j'ai inventé cette histoire". Alors, dans la nuit, je descendais l'escalier et je regardais le document signé. Aujourd'hui, je dors, le papier à côté de mon lit...

Vera Caïs