Chroniques 2002
Chroniques 2001

 
JadeWeb . Chroniques de la bande dessinée actuelle #13
 
Entretiens  
 

ENTRETIEN
Roberta Gregory

A LA LOUPE

CHRONIQUES 2003

 

 

 
A LA LOUPE
Les bandes
dessinées
de 2002
selon
Monsieur
Vandermeulen
 
 
 
 

QUARTIER LOINTAIN t.1
On est habitué à l'impression tranquille et sereine qui émane des ouvrages de Jirô Taniguchi et à des récits, tels L'homme qui marche, d'une déconcertante simplicité. Le bonhomme excelle dans l'art de décortiquer le quotidien. Avec Quartier lointain, le propos fictionnel semble exubérant : et si nous pouvions réellement revivre notre adolescence ? C'est ce qui arrive à Hiroshi, cadre quarantenaire éméché qui se trompe de train et, croyant rentrer cher lui, se retrouve dans la petite ville de son enfance. Profitant du fait pour aller se recueillir sur la tombe de sa mère, le voici, soudainement et sans explication, dans la peau de ses 14 ans. À la fois original et universel (c'est un genre d'idée qui saura interpeller chacun), on commence par se dire que l'on va nager en pleine science fiction et puis, non, finalement, on renoue rapidement avec le quotidien -avec un quotidien déjà vécu dans le cas d'Hiroshi- à la lourde différence qu'il sait maintenant ce qu'il va traverser. La question qui enclenche l'étonnant suspens de l'ouvrage reste bien évidemment celle chère aux paradoxes de la science fiction : vais-je renouer avec les mêmes choses ou la connaissance de ce que j'ai déjà vécu va t-elle influer sur mes actions, modifiant ainsi mon avenir ? Mais Hiroshi porte en lui d'autres secrets ainsi qu'un drame familial jamais résolu, l'occasion d'enfin les percer...

Le récit se partage alors entre le retour du personnage sur lui-même, son passé et la quête de réponses qu'il n'a jamais eues. On se laisse très rapidement emporter par ce récit mystique et introspectif, laissant courir nos fantasmes sur notre propre quête de rachat envers ce que l'on n’aurait pas soi-même maîtrisé. Le toujours très discret et élégant graphisme de Tanigushi disparaît par la force des évocations, adapte la musique intérieure de nos propres souvenirs à celle du jeune personnage. On pourra faire un parallèle avec un film comme Le miroir d'Andreï Tarkovski, lui aussi dicté par la rythmique du souvenir ; tout à la fois idéalisation d'indistinctes sensations passées, que Taniguchi aborde à travers la vision des paysages et du ciel de son enfance -reconstruction mentale de la topographie- et fragments mnémoniques de son lien social au monde. Les secrets de la famille d'Hiroshi viendront soutenir le récit et se focalisant sur eux, l'auteur nous fait croire adroitement que c'est de cela que nous attendons une révélation, nous faisant accepter comme acquis la connaissance de la propre vie d'Hiroshi (ce qui n'est pas le cas). Jirô Taniguchi nous propose ainsi, au long des quelques centaines de pages une nouvelle incarnation, une nouvelle jeunesse à la rencontre du passé, peut-être une seconde chance ?
JP.

 
[site]
QUARTIER LOINTAIN t.1 | Jirô Taniguchi
Collection Ecritures | 200 pages | 12,50 EU | éditions Casterman
ISBN 2-203-37234-6
 
 
 

SIX CENT SOIXANTE-SEIZE APPARITIONS DE KILLOFFER
Un ouvrage fou et excentrique. Six cent soixante-seize apparitions de Killoffer est un peu le coup de poignard dans le politiquement correct de l'année. Si Killoffer avait souvent surpris dans des courtes histoires où il savait mettre à nu sa nonchalance nihiliste, nonchalance qui se confirmait hélas aussi par l'absence d'un ouvrage pleinement abouti jusqu'à présent et loin des compilations pas forcément convaincantes, c'est maintenant chose faite. Ce Six cent soixante-seize apparitions de Killoffer est plus qu'un pavé dans la mare tristoune du bon goût, c'est carrément une bombe. On retrouve à la fois la légèreté dandyste et terriblement futile du mâle urbain cherchant à tromper son ennui monté en épingle autour de l'égo, ainsi qu'une angoisse destructrice proprement vertigineuse, laissant entrevoir tous les bas-fonds du monde. Killoffer ne s'épargne rien, endosse par la répétition (Six cent soixante-seize !) de sa propre représentation toutes les culpabilités avec l'élégance de ne pas en accabler les autres. Tout au long des pages de l'ouvrage, qui rappelle autant la collection 30 x 40 de Futuropolis -par le format- que les ouvrages du groupe Bazooka parus dans cette même collection -par la force trangressive et l'expérimentation graphique-, l'auteur s'observe, se scrute et ne se rate pas. Violent, sale, scatologique, dominé tragiquement par ses instincts sexuels, je-m'en-foutiste et la liste serait longue. Avec une approche philosophique en forme de masse d'armes, Killoffer tape de tout côté sur le néant qui le grignote, se vomit, se tue, se viole, se fait la fête comme un chien accueillant son maître, se fait ses 120 journées de Sodome dans son appartement pour finir par expulser -le mot est idéal- une œuvre particulièrement aboutie, dérangeante et forcément questionnante, et expérimente la composition graphique qui saura le mieux en rendre compte. Imparable.
JP.

 
SIX CENT SOIXANTE-SEIZE APPARITIONS DE KILLOFFER | Killoffer
48 pages | 28 EU | éditions L'association
ISBN 2-84414-109-9
 
 
 

MISH MASH
On ne sera jamais assez rassasié de Blutch. Avec Mish mash, regroupant de nombreuses histoires courtes principalement parues dans Fluide Glacial, on pourra replonger avec bonheur dans les débuts de cet auteur hors pair. Outre l'ambiance éternellement décalée de ses histoires mettant en scène gitans modèles de peintres, boxeurs de théâtre, cow-boys de cinéma après leur tournage, enfants échappés d'un film néo-réaliste italien et autres personnages animaliers virés par Walt Disney, il s'échappe toujours des dessins de Blutch, au détour d'un regard, d'une posture, quelque chose d'indéfinissable, qui échappe à la compréhension que l'on peut avoir de l'image. Il y a un mystère Blutch comme il y a un mystère Picasso, une grammaire ad originem dont il semble le seul dépositaire (depuis la disparition d'Aristophane du paysage de la bande dessinée). Mish mash regroupe seize histoires, de 1992 à 2002, toutes somptueuses et mises en valeurs par la beauté de l'ouvrage dont la couverture laisse sans voix. Il ne faut donc pas rater un seul ouvrage de Blutch, même Vitesse moderne (Coll; Air libre, éd. Dupuis), malgré le mauvais papier d'impression et fagotté d'une tentative de mise en couleurs hardie mais décevante.

JP.

 
MISH MASH | Blutch
120 pages | 21 EU | éditions Cornélius
ISBN 2-909990-76-1
 
 
 

GARDUNO, EN TEMPS DE PAIX
Philippe Squarzoni s'était déjà fait remarquer dans les sphères de la production indépendante avec Le très jeune âge des chiens, paru en 1997 sur son propre label éditorial Les sept piliers (nom hommage au roman de T.E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse). Mais celui-ci restera confidentiel, comme ses quelques productions suivantes mélangeant les approches créatrices (Year 506, Sansnom). Le voici de retour, poursuivant son œuvre toujours marquée par un profond engagement militant, avec Garduno, en temps de paix, livre réflexion, autant constat de son lien au monde que questionnement sur la destinée de celui-ci. L'ouvrage retrace les années qui l'emmèneront à s'engager auprès d'ATTAC, compile en flashback son cheminement intérieur et géographique (membre d'une organisation non-gouvernementale en Croatie, observateur au Chiapas, participant à une tournée en Angleterre avec Happy Anger…), recueille impressions personnelles et témoignages des personnes qu'il rencontre. Si cela peut sembler quelque part logique, normal, le fait d'en rendre compte dans une bande dessinée semble soudain très novateur. Ceux qui aiment voir la bouteille à moitié pleine s'en féliciteront, ceux qui préfèrent la bouteille à moitié vide continueront de pleurer sur le statut d'OVNI de cet ouvrage. On pourra faire un rapprochement avec l'œuvre de Joe Sacco par la gravité du propos, l'observation attentive de situations contemporaines et graves et le rôle donné à la bande dessinée en tant que média à l'écoute du monde. Mais quand Joe Sacco envisage la chose tout à la fois depuis l'œil du journaliste et de celui du scénariste, composant un récit rythmé par une narration, Philippe Squarzoni lui substitue la rythmique plus monocorde de l'essai et de la démonstration. Et là est son originalité. Garduno, en temps de paix va puiser dans l'information mondiale les corrélations nécessaires à l'élaboration d'un constat, celui de la mondialisation en tant que nouveau totalitarisme, qui se constitue par bribes éparses à nos yeux de privilégiés occidentaux à l'échelle de la planète. Philippe Squarzoni commence par mettre le doigt là où se déroule le combat de la propagande : les médias, l'occupation du terrain de l'information par le publi-reportage politique dont nous vivons en ce moment avec la situation irako-étasunienne un frappant exemple. Développant sa réflexion sur la base des impressions et témoignages qu'il va lui-même recueillir sur place dans les lieux de conflits, se gardant ainsi de toute attaque sur la pertinence de ses sources, l'auteur utilise également les possibilités de la bande dessinée pour construire des exemples marquants. La force graphique de l'ouvrage -et le constat du rôle de l'image tout à la fois- se situe là. On pourra juste regretter le style assez impersonnel du dessin tout en lui reconnaissant cette volonté de ne pas tomber dans un pathos graphique -le sujet ne s'y prête pas-, arme habituelle des tenants de l'opinion. Ce premier volume sera suivi d'un Zapata, en temps de guerre, titre répondant au premier volume, tous deux correspondent à un même lieu changeant de nom selon le moment.
JP.

 
GARDUNO, EN TEMPS DE PAIX | Philippe Squarzoni
136 pages | 15 EU | éd. Requins Marteaux
ISBN 2-959095-75-5
   
 
   

SOCK MONKEY
Chouette ! Encore un auteur complètement frappa-dingue. Avec Sock Monkey, Tony Millionaire nous emporte dans un univers de conte rempli de personnages étonnants et joue avec des changements d'échelle qui déstabilisent le lecteur… et le récit. Tout d'abord, une kyrielle de personnages inattendus : les deux protagonistes principaux sont un singe et un corbeau soiffard, tous deux en peluche. S'adjoignent à eux, une famille de souris malchanceuse, une chauve souris, des équipages de maquettes de bateaux, une famille d'une maison de poupée, une tête passée entre les mains de réducteurs de têtes, un Trumbernick (à vos souhaits) qui vit dans l'horloge ; cet enchevêtrement de personnages -tous insupportables- déclenche une vraie tornade destructrice. L'univers du conte, fichtrement cruel en général, nous évite le dépaysement. Tout ce beau monde saccage la bâtisse victorienne qui les abrite, c'est à de vrais pugilats d'enfants -à qui fera le capitaine et qui, le pirate- que Millionaire nous invite, de Little Nemo à Alice en passant par Moby Dick. Le dessin lorgne vers la gravure, l'ambiance très fin XIXe siècle et l'accumulation des cadrages sur des lieux décalés (l'intérieur d'une maison de poupée, d'une horloge, un lustre) fait s'échapper nos repères : une maquette de goélette s'anime puis nous partons sur l'océan (à son bord ?), l'intérieur de la maison de poupée pourrait être l'intérieur de la bâtisse où vivent les personnages qui sont des jouets en chiffon. On change ainsi d'échelle autant par l’agencement des cases dans les pages, parfois minuscules, qu'avec les personnages, tel ce couple de souris vivant dans une cave aux airs de far west. Tout concorde à n'être qu'un rêve.
JP.

 
SOCK MONKEY | Tony Millionaire
88 pages | 14 EU | éditions Rackham
ISBN 2-87827-065-7
   
 
   

LE PIQUE-NIQUE
La bande dessinée Libanaise existe t-elle ? En tout cas, il y a au moins un auteur, Mazen Kerbaj et qui produit quelques beaux petit ouvrages dont on retiendra principalement Le pique-nique, sortie hebdomadaire d'une famille libanaise pour aller voir heu... une exécution. Une histoire d'a peine quelques pages, forte -très forte- et un talent de conteur abouti soutenu par un dessin pleinement maitrisé. On pourra aussi relever Achèvement, variation poétique aux superbes couleurs aquarelles sur un texte de Laure Ghorayeb. Kerbaj se présente comme un auteur original autant qu'expérimental (avec des petits recueils comme Le point noir ou Le bout du tunnel) mais le peu de visibilité de son travail dans son pays ne lui rend pas justice. Vous pouvez le soutenir en le contactant par courrier (100 rue 64 - Secteur 73 - Beyrouth LIBAN) ou par mèl.

JP.

 
LE PIQUE-NIQUE | Mazen Kerbaj
20 pages | Auto-édition
   
 
   

SENTIERS BATTUS
En fait de sentiers battus, le dernier ouvrage de Vincent Vanoli est plutôt une invite à justement en sortir. C'est dans ses souvenirs d'enfance et d'adolescence que Vanoli nous conduit, sur le chemin de la mémoire un peu abstraite que l'on conserve de petits évènements anodins qui nous ont marqué profondément sur tel ou tel détail, un paysage, une odeur, une impression de l'insouciance. On pourra rapprocher cet ouvrage par son sujet de Quartier Lointain de Jirô Taniguchi mais là où l'auteur japonais construit une fiction attractive et pleine de suspens pour justifier la réflexion sur son enfance, Vanoli livre de façon brute des scènes éparses, sans autres
véritables liens entre elles que sa jeunesse. Il campe les scènes -principalement des scènes de vacances- à la manière dont on les range dans sa mémoire : un point de départ précis (une promenade à vélo, une randonné, un jeu de colonie de vacances), une narration organisée autour du sentiment qui lui reste de cet événement et une fin qui disparaît dans un flou orchestré par les années. Il s'agit là de bribes, d'instants fugaces et précieux, de partage de bouts de vie tels qu'ils surgissent de son passé et qu'il commente à la lueur du présent, fustigeant telle attitude observé, telle petite lâcheté qu'il a lui-même commise. Une approche minimale de l'autobiographie, chose à laquelle il n'est pas habitué -c'est même son premier détour dans ce genre-, sans remparts narratifs, linéaire et accidenté par la distance. Le dessin particulièrement lâché proposé ici, rejoint l'esprit de vagabondage qui guide le livre, et on "écoute" ses récits comme partie prenante d'une conversation que l'on aurait avec l'auteur, cherchant à lui faire part d'expériences similaires.
JP.

 
SENTIERS BATTUS | Vincent Vanoli
92 pages | 14 EU | éd. Ego comme X
ISBN 2-910946-33-9
   
 
       
   
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