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ORGY OF THE DEAD

Fondateur du mouvement Lettriste (post-Dadaiste et pré-Situationniste), Isidore Isou, immigré roumain parti à l’assaut des cercles avant-gardistes, publie en 1951 le Manifeste du Cinéma Discrépant pour défendre son film réalisé l’année précédente : Traité de bave et d’éternité (1). Il clame qu’il faut " briser l’unité des deux piliers du film, le son et l’image et les présenter en opposition l’un à l’autre… Aller au delà du synchronisme harmonieux, vers l’antisynchronisme du montage discrépant ".

Les théories d’avant garde n’étant jamais mieux appliquées que par ceux qui les ignorent (quelle meilleure illustration du Théatre de la Cruauté d’Artaud qu’un concert des Stooges en 1969 ? Du cut-up de Burroughs que Public Enemy ?), Ed Wood et A.C.Stevens réalisent en 1965 Orgy of the dead, film ignoré par les historiens "classiques" du cinéma et sorti par d’autres des poubelles de l’histoire pour être aussitôt rangé dans le tiroir bien pratique de la "série Z / kitsch / second degré / tellement mauvais que ça en devient bon"

Bien sûr le scénario tiendrait, tapé à la machine, à l’arrière d’un timbre poste : un écrivain de nouvelles fantastiques et son amie roulent de nuit à la recherche d’un cimetière pour y trouver l’inspiration. Un accident providentiel (?) les y amènent mais ils débarquent en pleine cérémonie : le Maître des Morts et son assistante procèdent au jugement de femmes pécheresses (le "procès" consistant à danser dévétues avant d’être immanquablement condamnées !). Ils sont faits prisonniers, attachés à des colonnes et le reste du film consiste alors en une succession de danses entrecoupée de rares dialogues suprêmement nuls jusqu’à ce que les morts-vivants se fassent bêtement surprendre par le lever du soleil qui les réduit en cendres.

On est donc en présence d’un drame classique avec unité de temps et de lieu, l’action étant remplacée par la répétition, son style et son étrangeté faisant sa grandeur et le plaçant dans la catégorie enviée des Chefs d’œuvres Involontaires (où il côtoie de nombreux films Noirs ou Fantastiques et des disques tels que ceux d’Hasil Adkins, des Shaggs ou des Troggs). Des œuvres non théorisées ou conceptualisées, qui dépassent totalement leurs créateurs (dépasser dans les deux sens du terme : qui va bien plus loin qu’ils n’auraient pu l’imaginer et dont ils ne comprennent pas le sens). D’une commande de film soft porn/gore, Ed Wood fait un ovni de celluloïd qui, comme les statues de l’île de Pâques, fait se poser les questions " D’où ça vient ? Pourquoi ? Que veut-on nous dire ? Est-ce le fruit d’un cerveau avancé ou au contraire extrêmement attardé ? "

La suprême indifférence du jeu des acteurs, leur détachement absolu de tout ce qui les entoure, la vacuité inouïe des dialogues (on atteint souvent une sorte de non-écriture, comme si l’anglais n’était pas leur langue d’origine, comme s’ils jouaient à un "ni-oui ni-non" qui engloberait la quasi totalité du dictionnaire…), l’absurdité surréaliste des situations en font un pendant érotico-trash de L’année dernière à Marienbad. Les autres traits récurrents des films d’Ed Wood sont bien évidemment présents : introduction mystico-débile par l’impayable mage Criswell, machine à fumée asthmatique pour cacher le misérabilisme des décors, passage brutal et inopiné du jour à la nuit dans la même scène, utilisation éhontée de stock-shots (images d’archives ou prises dans d’autres films) sans aucun souci de raccords crédibles, véritable sampling visuel (De L’emprunt considéré comme un des Beaux Arts…)

L’élément déstabilisant, l’étrangeté extrême, proviennent ici du fait que les filles dansent -mal, très mal, HORRIBLEMENT MAL …et puis elles sont moches, TRES, TRES MOCHES !- et que la bande son rajoutée au montage n’a strictement aucun rapport au niveau du rythme, du tempo, de l’ambiance… Elles twistent frénétiquement sur un tango langoureux et ondulent lascivement sur des bongos endiablés… En plus, RIEN ne se passe et TOUT dure dix fois trop longtemps ! Ajouté aux dialogues absurdes, cela donne une impression de rêve étrange, de lourdeur cotonneuse, d’apesanteur contrariée… Chairs tristes et paupières engourdies…Un film-auberge espagnole où l’on doit amener ses fantasmes et sa table de montage… Isidore Isou déclarait en 1950 : "Le cinéma est trop riche, il est obèse" (que ne dirait-il pas aujourd’hui !), le cinéma d’Ed Wood est, lui, squelettique, fauché, innocent comme L’idiot de Dostoïevski et naïf au bon sens du terme, d’une pureté et d’une naïveté originelles, celle des Frères Lumière et de Méliès, celle de Kenneth Anger filmant ses fantasmes homos délirants dans sa chambre d’étudiant, celle de George Kuchar filmant sa banlieue de Brooklyn comme si c’était Hollywood, celle des premiers John Waters, du Bunùel de L’age d’or… un cinéma de rêveurs et non de comptables aux noms interchangeables (Besson, Bouygues, Canal+, Spielberg, Lyonnaise des Eaux, etc…).

Memphis Shock

(1) Livre réédité aux Editions Hors Commerce, film ressorti dans quelques salles !

Orgy of the dead | 19 | couleur | min. | Réal : | Scénario : | Int :