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OH MERDE, LES LAPINS ! | Carlos Nine
 
 
 
 

François

Helmut

Giovanni

Ivan le russe & Chou En Li

Manuel

Tito

Elisabeth

Georges

Oh merde, les lapins !, de Carlos Nine est une fable politique un rien amère. Trois lapins sur un ponton de bois pêchent : un français (François), un allemand (Helmut), un italien (Giovanni). On y discute entre amis et y attrape qui un merlu Albanais, qui un thon Turc -que l’on rebalancera à la flotte car, dixit Giovanni, ils ne servent à rien. Somme toute, il fait bon vivre sur ce ponton entre gens de bonne compagnie, c’est là leur territoire et nul ne peut s’y inviter sans leur accord. S’y risquer, c’est s’exposer à en être refoulé (ce sera le cas pour Ivan le Russe et Chou En Li ainsi que pour Manuel le lapin espagnol), voire abattu (comme Tito le chat des Balkans). S’il pouvait aussi en interdire l’accès à Elizabeth (l’anglaise), ce serait parfait, mais voilà, elle est la "meilleure amie" de George (l’américain), un gros hibou impassible et mutique avec qui il vaut mieux être diplomate -surtout ne pas le froisser. George, lui, perché sur sa branche tout le long du récit -souvent pas plus présent qu’un spectre à peine esquissé mais inquiétant-, ne dit mot. Il observe les gesticulations de chacun, pour, au final, bombarder tout ce joli petit monde. C’est là la morale de l’histoire : l’Amérique ne discute pas, elle s’impose à tous -à coup de bombe s’il le faut. Le récit peut sembler un peu simpliste, mais il s’agit là d’une fable, Carlos Nine ne cherche pas à faire une démonstration argumentée plus ou moins didactique, il organise une allégorie animalière lui permettant de stigmatiser les travers de chacun des protagonistes, et de dénoncer l’impérialisme absolu des États-Unis, la menace permanente que cela représente.

Le récit se développe à raison d’un ou deux grands dessins par page, en format à l’italienne, en un rythme de lecture ample et souple, conduisant le lecteur avec lenteur et nonchalance vers la catastrophe finale. Le format des images permet à Carlos Nine de laisser son dessin se déployer pleinement, il est rapide, jeté, proche du croquis, d’une grande aisance gestuelle, inachevé. Cette mouvance du dessin, son aspect instable, comme en perpétuelle métamorphose (voir Tito le chat des Balkans changeant de forme à volonté), fait écho au récit : tout y est toujours sous la menace d’un anéantissement qui finira par venir.

Le dessin de Carlos Nine émerge d’un chaos manipulé, trituré, malaxé, amené à faire forme, mais en laisse visible la marque : toute forme s’abstrait du chaos et en garde l’empreinte. Simplement, si certains s’évertuent à l’effacer, à faire disparaître l’informe de la forme -jusqu’à l'hyperréalisme et au kitsch-, Carlos Nine, lui, en souligne la présence par la forme même qu’il trace, car c’est là la condition de possibilité de la représentation. En ce sens, il faut comprendre Carlos Nine quand il déclare : "L’art est abstrait, dès le début, ça ne se discute pas. Il n’y a pas d’art figuratif" (1). Cela veut dire aussi que s'il y a figure, c’est parce qu'il y a d’abord abstraction, elle est l’acte mental qui consiste à abstraire du réel ce qui va pouvoir faire signe puis figure. Abstraire, c’est extraire. C’est ce qu’énonce son dessin, Carlos Nine organise le chaos tout en lui laissant place.

D’autres dessinateurs, chacun de manière spécifique et singulière, pensent les formes et la représentation comme émergeant du chaos et le donnent à voir : Alberto Breccia, Touïs, Jose Muñoz, Rodolphe Töpffer, Alex Barbier, Aristophane, Olivier Bramanti, Stepano Ricci, etc. Carlos Nine, lui, improvise autour -ou à partir- d’une forme trouvée ou donnée -ou des deux.
Une forme trouvée : elle est tracée sans intention, aucune image ne la précède, elle ne représente encore rien. À peine moins qu’informe, elle oriente déjà son devenir. Carlos Nine le fait advenir par une succession ou une accumulation de gestes que celle-ci lui suggère. Le résultat est soit une image où se reconnaît quelque chose du monde (un chien, un coq, un cavalier…), soit un dessin se tenant sur un seuil où on voit bien que quelque chose est en train de se former, de faire signe vers de l’identifiable, mais on ne peut encore dire ce que c’est.
Une forme donnée : c’est une forme vide, non encore matérialisée, et renvoyant à de l’existant (un lapin, un ponton, un Russe…). Partant de cette forme mentale -la désignation verbale de la chose- Carlos Nine improvise tout en restant dans le champ d’attraction de l’objet.

À leur tour, les dessins vont permettre à l'auteur de développer son récit, ils le lui suggèrent, Carlos Nine se tenant dans le mouvement narratif et expressif qu’ils induisent : "Je me crée un répertoire de formes personnelles, des dessins spontanés que je recueille pour en faire une sorte de dictionnaire graphique. Il me suffit de le parcourir, d’en choisir quelques unes et de me demander quelle histoire pourrait en sortir. (…) Je pars presque toujours du dessin, c’est lui qui va me suggérer une possibilité dramatique" (1).
Pour Carlos Nine le graphisme est toujours porteur de sens et riche de devenir, et même s’il ne suffit pas en toute rigueur à générer et construire le récit dans sa totalité, l’intention narrative qui le fonde en est néanmoins issue.

Oh merde, les lapins ! met en œuvre ce processus, mais ici, un deuxième axe vient l’altérer : l’intention de l’auteur de bâtir une fable politique. Si l’idée de la fable semble bien liée au dessin, son caractère politique, lui, en est extérieur. La narration est portée par autre chose que le graphisme seul, il y a un décollage entre le potentiel narratif de la forme et la volonté discursive de Carlos Nine.
C’est peut-être là la faiblesse du récit : se situer dans un registre explicitement allégorique plutôt que de jouer avec un univers imaginaire graphique venant subvertir le réel -comme c’était le cas de ses autres albums-, laisse un sentiment de vacuité. Paradoxalement, parce qu’il y a trop de sens, trop de volonté de faire sens, la démonstration apparaît un peu vaine.
al-wat

[1] Les citations de Carlos Nine sont tirées de l'entretien réalisé par Pier Gajewski et Juliana Tobar et disponible sur le site de Coconino world

 
 
 
 

OH MERDE, LES LAPINS ! | Carlos Nine
49 pages | 9,15 EU | éditions Les Rêveurs [site]

 
 
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