à la loupe



CHANTIER MUSIL
Vincent Fortemps
éditions FRMK
176 pages / 28 euros
ISBN 2-930204-1

< Les autres chroniques
 

APPROCHE METHODOLOGIQUE DES CULTURES CONTEMPORAINES


Chantier-Musil
ou
Le Principe de Raison Insuffisante de la Bande dessinée

par Monsieur Vandermeulen


Il est un livre dangereux, à la terrible couverture appliquée d’un enduit étrange, sorte de vernis au travers duquel une mouche grossie, énorme, semble retenue, comme prise au piège. Que le badaud des étals y pose un regard étourdi ou, plus grave, en vienne à s’interroger sur la signification du sort de cet affreux insecte pris dans la glu, et s’amorcera aussitôt une marche inéluctable venue d’on ne sait où.

Tout d’abord on constate un processus - toujours le même - qui engage le malheureux à rapprocher ses yeux insidieusement du livre. Puis, sans qu’il en saisisse la raison, le badaud se questionne plus encore. S’accomplit ensuite un phénomène étrange qui pourrait bien provenir de la rutilance particulière du vernis : les doigts de l’indolent (qui s’ignore déjà proie !), dans une gestuelle machinale conduite par on ne sait quel sortilège, effleurent délicatement le lustre si singulier du livre. Mais déjà il est trop tard et c’en est fait de lui ; l’Irréversible a déjà déployé toute son autorité et les œuvres agissantes du leurre ont happé leur victime. L’enduit de la couvrante n’était en rien un vernis, mais du papier tue-mouches. Le badaud, conduit par l’irrépressible empire, n’a dès lors plus d’autre choix que de se rendre à la caisse de sa librairie, hagard, et rentrer chez lui avec un Chantier Musil (Coulisse) de Vincent Fortemps, bien calé dans la paume.

Risquons une expérience. Celle de marquer ta conscience comme on exposerait une pellicule photographique à la lumière.

Allumons avant tout, le temps d’un fugace instant, l’ampoule qui impressionnera ta conscience sensible. En premier, la lumière se fait jaillissante, pareille à l’éclair de la foudre, elle te surprend. L’obscurité revenue, tu constates avec surprise que la source lumineuse que tu as observée a enregistré sa marque dans la chambre noire de ta raison ; les filaments incandescents de l’ampoule te reviennent distinctement, comme s’ils étaient encore là, te voilà ébloui malgré l’obscurité ! L’impression des fils luminescents s’est fixée par on ne sait quel miracle sur une zone impalpable de ton cerveau, à chaque battement de paupière, le dessin du cœur de l’ampoule se représente à toi, magnifique d’intensité et de couleur. Mais déjà, tu prends conscience que l’image est latente, son dessin se dédouble, triple, quitte le centre de ton écran mental, s’écarte. Cependant, un effort de concentration te permet encore de replacer la marque au milieu de ton champ visuel. Puis ce sont aux couleurs de se mettre à changer, elles sont toujours électriques, mais commencent petit à petit à perdre de leur contraste, passent du blanc au jaune, du vert à l’orange, elles s’estompent imperceptiblement. Finalement, c’est toute la répartition spatiale qui paraît se muer, le fond perd de sa neutralité, il prend à son tour des couleurs. Enfin, la forme se désagrège, elle s’altère, se disloque, pour finir par disparaître définitivement, et au néant alors de reprendre ses droits.
L’expérience n’est plus qu’un souvenir mais elle t’a réjoui. Il te restera cette sensation intime d’avoir reçu un jour, le temps d’une lecture de Chantier-Musil, l’empreinte extraordinaire d’une des plus grandes pensées du XXe Siècle.

Avoir choisi une mouche engluée pour illustrer un recueil établi à partir de la lecture de l’Homme sans qualités de Robert Musil pourrait paraître à première vue étrange sinon saugrenu, tant il est vrai que Musil ne parle que très peu de mouches dans son grand roman. Mais l’on se ferait une idée fausse de croire que semblable métaphore n’inspirait pas Musil, la mouche d’ailleurs, a parsemé ses écrits sa vie durant.
Réduisons si tu le permets, notre champ d’investigation à cette idée de mouche et tentons de faire surgir du néant ontologique qui communément te contente, les insensibles courbes périphériques phosphorescentes que laisserait derrière elle la circumnavigation d’une pensée musilienne incontournable (jeu de mot).

La première apparition de la mouche dans l’œuvre de Musil remonte à 1899, dans le cahier 4, avec un texte dénommé les Feuillets du nocturnal de monsieur le vivisecteur, repris dans la traduction française du tome 1 des Journaux.

Musil aimait à se qualifier lui-même M. le vivisecteur tant la chose observée qu’il s’apprêtait à disséquer prenait pour lui la forme d’un animal de laboratoire. De cette façon, la littérature musilienne rompait les liens qui participent à la façon familière de voir le monde, de la même manière qu’une simple fissiculation de l’enveloppe charnelle d’un sujet étudié peut faire apparaître au praticien, une foule de choses inattendues. Pour Musil, cette approche chirurgicale, qui ne vaut que par son caractère d’exactitude, permettait de mieux encore révéler l’équiprobabilité de la vie inscrite dans les situations et les états ; Musil, plus que quiconque, était le grand vivisecteur de l’état.
Mais revenons-en à notre mouche ! Ce texte primitif - Musil n’avait alors que 19 ans - fait part de l’un des thèmes favoris de l’auteur : l’observation des situations vues conjointement de l’intérieur comme de l’extérieur. De tels exercices, disait le jeune Musil, lui assuraient la sérénité contemplative du philosophe - n’hésite pas à te hasarder à en faire de même, tu en as l’âge !
Dans sa version intérieure, le narrateur nous confie qu’il habite la région polaire, et qu’il se voit soumis à "une sorte d’isolation organique : je repose sous 100 m de glace ". La version extérieure quant à elle, lui appelle un souvenir, celui d’avoir vu un jour "une mouche internée dans un cristal de roche". Le souvenir de cette mouche prise dans l’ambre, environnement pour le moins inhabituel s’il en est, offrait à Musil l’occasion de reconsidérer ses dispositions esthétiques (comme beaucoup d’entre nous, il jugeait ce genre d’insecte par trop gracieux) : "son inclusion dans un milieu étranger, écrivait-il, lui retirait son côté détaillé, son côté en quelque sorte de mouche et personnel, pour n’en plus laisser qu’une surface sombre complétée d’organes délicats". Ainsi donc, le jeune Musil, en indiquant l’analogie de son état avec celle d’un fossile de mouche, inoculait dans l’objet, les germes d’une personnalisation.

Il faudra attendre novembre 1913 pour que ressurgisse dans les journaux de l’auteur une seconde apparition de mouche, c’est la première ébauche d’un texte baptisé Le papier tue-mouches Tanglefoot. Dans ce texte court, Musil s’applique à décrire la lente agonie de plusieurs mouches prises dans la glu. "Une mouche s’est traînée sur le bord, elle a encore deux pattes et la tête libres, mais par l’arrière-train et les autres pattes elle reste accrochée, si fort qu’elle s’étire". Mais bientôt Musil ne se contente plus de simplement décrire le fait observé, des analogies à la personne, d’abord subtiles, s’immiscent au fur et à mesure que le récit se développe. "Une autre se tient toute droite, les pattes de devant tendues tout à fait comme quelqu’un qui se tord les mains". Musil alterne : "Toutes ont une position droite un peu forcée, sur leurs six petites pattes dont le dernier article, replié, est resté pris". Nouvelle analogie : "Ce qui évoque un peu des jambes arquées". Le texte ne s’arrête pas, il semble évoluer sous apnée, la description féroce reprend ses droits : "Elles rassemblent leurs forces. Ensuite, elles commencent, c’est tout ce qu’elles peuvent faire, à battre des ailes, jusqu’à ce qu’elles doivent s’arrêter, épuisées. Pause pour reprendre haleine ; nouvelle tentative". Le jeu subtil continue, Musil alterne état brut de la mouche et perception analogique, il échafaude une nouvelle réalité porteuse d’idée : la mouche devient autre chose qu’une mouche. "Leur tête brune et velue, comme taillée dans une noix de coco ; ainsi que certaines idoles nègres à forme humaine". Nouvelles descriptions de l’objet mouche puis la personnification s’intensifie : "Ainsi gisent-elles. Pareilles à des avions abattus, une aile dressée verticalement dans l’air. Ou à des chevaux crevés. Ou dans une attitude tout humaine, infiniment tragique". À nouveau, la vie ordinaire vue à travers le prisme littéraire de Musil est recomposée à partir d’une nouvelle optique. L’agonie est éclairée par le halo de la lumière musilienne, l’éclatement des liens qui relie la situation décrite au monde, endosse des charmes nouveaux et saisissants.

Ce texte, peu connu du grand public, est l’un des plus important de Robert Musil. Toute sa vie il le retravaillera, on lui connaît de nombreuses publications, sous différentes moutures. Il changera d’intitulé, sortira sous le titre Été romain, extrait d’un journal (Römischer Sommer, aus einem tagebuch) dans la revue Die Argonauten d’Ernst Blass en 1914, puis le 23 décembre 1918 dans la revue Der Friede de Benno Karpeles sous le titre Mort d’une mouche (Der Fliegentod), dans l’édition du 25 décembre 1919 du quotidien tchèque Prager Tagblatt, puis encore sous l’intitulé Le papier tue-mouches (Das Fliegenpapier) qui restera le titre définitif, dans le Vossische Zeitung du 10 juin 1922, dans Das Tage-Buch le 27 janvier 1923, une version illustrée par le grand Mihàly Birò dans Die Bühne le 29 octobre 1925, dans la Neue Zürcher Zeitung le 17 novembre 1935, puis enfin dans sa version accomplie, dans la série des Images recueillie dans les Œuvres pré-posthumes en 1936, 1965 pour l’édition française. Probablement que le dessinateur Vincent Fortemps se sera inspiré de cette dernière version, l’ouvrage bénéficie d’une édition poche peu onéreuse, le livre est bien distribué, et, point qui a son importance pour un non-musilien, il n’est pas très épais.

Même s’il est vrai qu’une certaine férocité fait son apparition dans la version de novembre 1913 du papier tue-mouches Tanglefoot, on ne peut réellement lui supposer une connotation politique. Mais la férocité avec laquelle la société se jouait de ses victimes a toujours préoccupé Musil qui semble-t-il, retrouvait ce jeu en lui. Ceci transparaît très clairement dans une nouvelle apparition de mouche, la plus terrible de toutes. Cette troisième mouche viendra enrichir d’une nouvelle dimension la métaphore du papier tue-mouches. Le 28 juillet 1914, on peut lire dans le journal de Musil une phrase, unique, claquant comme un coup de revolver tiré de Sarajevo : "Fin juillet Une mouche meurt : guerre mondiale".

Plus loin, le même jour : "D’un des nombreux rubans de papier tue-mouches qui pendent au plafond, une mouche est tombée. Elle gît sur le dos. Dans une flaque de lumière sur la toile cirée. À côté d’un haut verre où baignent de petites roses. Elle fait de gros efforts pour se remettre d’aplomb. Parfois, ses six petites pattes pliées à angle aigu se dressent. Elle devient de plus en plus faible. Elle meurt absolument solitaire. Une autre mouche volette auprès, repart".

La quatrième mouche apparaît dans la nouvelle Grigia, dans les pages 587 à 607 de la revue n°9 Der neue Merkur, en mai 1921. Ici Musil élargit la thématique et la métaphore de la mouche lui permet de déployer un commentaire ironique beaucoup plus marqué, une ironie qui prendra de plus en plus de place chez Musil et qui conduira par la suite les prochains écrits de l’auteur vers une dimension éminemment plus satirique. L’extrait suivant est issu de la première ébauche de Grigia, dans les papiers posthumes du Capitaine Robert von Musil (IV/2, p.198a) traduits en français dans l’ouvrage de Mme Roth Robert Musil, œuvres pré-posthumes Genèse et commentaire :

"De longs rubans de papiers tue-mouches recouverts de cadavres pendent au plafond. Les mouches sont nos ennemies. Elles et le major n’engendrent que le mal. (Dieu) (Toute beauté, excitation) vient de l’ennemi. Je jouis d’une bonne réputation en tant que tueur de mouches. En fixant une des tristes petites flaques de lumière devant moi, j’y vois tomber une mouche. Avec la force du désespoir, elle s’est libérée du ruban, mais le poison a déjà commencé son œuvre de mort. Quelle mort. Dans l’indifférence. Les nouvelles du soir tombent. Je prends le téléphone dans la pièce annexe : 2 mort, 8 blessé. - Les chiens, dit le major. Que veut-il dire ? La mouche a replié ses pattes. Une deuxième mouche… J’attrape (je serre) la mouche et, d’une chiquenaude, je l’envoie dans la figure du commandant assis en face de moi. Cela va provoquer à nouveau un incident. Un silence de cimetière entoure la mouche. À l’échelle métrique, un petit rien, mais un petit rien qui existe.
(Ambiance : Tuer et sentir cependant la présence de Dieu, sentir Dieu et cependant tuer ?) "
Au crayon on peut distinguer cet ajout dans le manuscrit : "Elle meurt absolument solitaire. Mourir dans un rayon de lumière étranger. Dans le halo d’une lumière venue d’ailleurs".

Enfin, ce sera en 1932 (1956 en France), dans l’œuvre capitale qu’est L’Homme sans qualités que la cinquième mouche de Musil trouvera sa dimension définitive. Les 2000 pages que représente l’HSQ sont l’aboutissement d’une pensée, le livre d’un homme qui pense de nouvelles possibilités d’interprétation de la vie. Dans un passage déterminant (mais y en a-t-il d’accessoire ?!) Musil annonce que son (anti)héros Ulrich prend conscience de l’équipotentialité du monde. Ainsi, Ulrich/Musil se rend compte que les plus grandes beautés et les plus belles intelligences du monde peuvent tout aussi aisément se laisser dévorer ou être épargnées par la tentation des hommes. Comment dès lors ne pas se sentir superflu ? Ce sera à partir de cette illumination que Ulrich souhaitera être un homme sans qualités.
"Mais les choses ne sont pas tellement différentes chez les autres hommes. Au fond, il en est peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose. On pourrait même prétendre qu’ils ont été trompés, car on n’arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l’ont fait ; elles auraient aussi bien pu tourner autrement ; les événements n’ont été que rarement l’émanation des hommes, la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances, de l’humeur, de la vie et de la mort d’autres hommes, ils leur sont simplement tombés dessus à un moment donné. Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose devant vous qui est en droit d’être désormais votre vie, et c’est aussi surprenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l’on a correspondu pendant vingt ans sans le connaître, et qu’on s’était figuré tout différent. Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas ; ils adoptent l’homme qui est venu à eux, dont la vie s’est acclimatée en eux, les événements de sa vie leur semblent désormais l’expression de leurs qualités, son destin est leur mérite ou leur malchance. Il leur est arrivé ce qui arrive aux mouches avec le papier tue-mouches : quelque chose s’est accroché à eux, ici agrippant un poil, là entravant leurs mouvements, quelque chose les a lentement emmaillottés [sic] jusqu’à ce qu’ils soient ensevelis dans une housse épaisse qui ne correspond plus que de très loin à leur forme primitive. Dès lors, ils ne pensent plus qu’obscurément à cette jeunesse où il y avait eu en eux une force de résistance : cette autre force qui tiraille et siffle, qui ne veut pas rester en place et déclenche une tempête de tentatives d’évasion sans but ; l’esprit moqueur de la jeunesse, son refus de l’ordre établi, sa disponibilité à toute espèce d’héroïsme, au sacrifice comme au crime, son ardente gravité et son inconstance, tout cela n’est que tentatives d’évasion".

La dernière mouche que nous allons approcher n’existe pas dans l’œuvre de Musil. Elle est antérieure à toutes les autres et se retrouve dans le grand texte de jeunesse de Valéry, entrepris à 23 ans, Monsieur Teste. C’est la femme de M. Teste qui parle, elle confie un désarroi, celui, oppressant, de se sentir vivre et de se mouvoir comme retenue dans la cage d’un esprit supérieur, ascendant - celui de son époux, M. Teste/Valéry, bien entendu.
"Jamais je ne me sens l’âme sans bornes. Mais environnée, mais enclose. Mon Dieu ! Que c’est difficile à expliquer ! je ne veux point dire captive. Je suis libre, mais je suis classée. (…) Je suis une mouche qui s’agite et vivote dans l’univers d’un regard inébranlable ; et tantôt vue, tantôt non vue, mais jamais hors de vue".
Cet extrait de la lettre de Mme Émilie Teste, écrite quelques deux années plus tôt que les Feuillets du nocturnal de monsieur le vivisecteur, n’a probablement jamais influencé Robert Musil pour qui la chose française demeurait plus qu’étrangère. Pourtant, l’analogie appuyée que nous faisons ici avec le jeune Valéry n’est pas innocente. Dans sa correspondance du 18 mai 1886, le jeune Paul, établi à Montpellier, confie dans une lettre adressée à son ami Gide : "Je rumine. Griffin m’écrit une belle lettre pour me remercier de ma dédicace. Été ! roche d’air pur ! Bah ? Je rerumine. J’ai envie de faire des expériences dans le Centaure, une vivisection enfin ! Mais je manque d’un sujet adéquat. J’ai toujours eu envie (depuis 18…, la grande époque) d’inventer l’histoire d’un bonhomme qui pense - puisque personne ne veut s’y mettre - et j’aimerais à faire une étude pour cela. Une histologie d’un bout de cela, avec les procédés à vif. Si j’étais sûr de m’y désennuyer, je m’y mettrais". Correspondance (p.264.)

Pour en finir d’avec ces mouches, il ne faudra pas omettre si l’on veut apporter à cette leçon une once de rigueur, les travaux de quelques spécialistes de la question musilienne qui se seront penchés avant nous sur la thématique du papier tue-mouches. Probablement que la personne qui se sera intéressée le mieux à cette vaste question restera pour longtemps notre amie [popup] Mme Marie-Louise Roth, du Centre de Culture et de Littérature Autrichienne Robert Musil, et dont la réputation n’est plus à faire dans les milieux autorisés tant elle a publié d’excellents ouvrages critiques.

Dans son étude publiée en 1980 aux éditions Encres, Robert Musil, œuvres pré-posthumes Genèse et commentaire, Mme Roth nous éclaire sur un nouveau sens du texte en citant Claude David :
"Comme le dit Claude David : Derrière le réalisme quasi-microscopique, une surabondance de comparaisons ramène tout le tableau à la ressemblance de l’humain. Ces comparaisons ne sont pas pittoresques : elles ne reculent pas la réalité sur le chevalet d’un peintre. Elles sont à la fois arbitraires et justes, pathétiques et burlesques. Plus qu’à Kafka, on pense à certains procédés de Rilke. Ce grossissement, ce gauchissement de la réalité, projette de toutes parts notre image. Ce papier à mouches sordide nous exprime avec la déformation du burlesque et de l’humour".

On rendra également compte des avis sur la question de M. Jean-Pierre Cometti, Professeur et Directeur du Département de philosophie de l’Université de Provence (Aix-Marseille 1), Membre du Centre Européen pour l’Étude de l’Argumentation (Bruxelles) et du Comité scientifique de la Revue Internationale de Philosophie, et Responsable du GRAPPHIC (Groupe de Recherches Associées sur le Pragmatisme et la Philosophie Contemporaine). Dans son second ouvrage, publié en 1986 chez Pierre Mardaga, Robert Musil : de Törless à L’homme sans qualités, M. Cometti s’explique sur l’idée de "personnification" qui agit dans les nouvelles inclues dans les Œuvres pré-posthumes et dont Le papier tue-mouches fait partie :
"Ainsi, entre l’homme et l’animal, les récits qui composent Images permettent-ils d’entrevoir plus d’une ressemblance dont Musil paraît s’amuser. Du reste, comme le suggérait déjà Nietzsche à qui Musil n’est pas sans penser ici dans plus d’un texte, chaque homme ne possède-t-il pas son animal ? Contre toute attente, rien n’exclut qu’un cheval puisse rire, sinon quelques-unes de nos doctes assurances, lesquelles trouvent une singulière contre-partie dans la possibilité, pour un garçon d’écurie, de "hennir de rire". Les habitants simiesques de L’Île aux singes font apparaître par plus d’un aspect dans leur comportement une tendance à mimer les attitudes convenues de certaines couches sociales, voire, pour une partie d’entre eux, les comportements de masse qui se rencontrent dans d’autres. Mimétisme troublant, toutefois, puisqu’il tend aussi bien un miroir aux conventions et aux attitudes qu’il paraît réfléchir. Il n’en va pas différemment, d’ailleurs, de ces mouches à l’agonie, prises dans la glu du Tanglefoot, plus par convention que par gourmandise ("Il y en a tant d’autres", précise le narrateur). Tantôt animales, tantôt humaines, en particulier lorsqu’elles renoncent à tout sursaut d’énergie, on peut lire dans leurs multiples postures successives, comme en raccourci, tout ce que la condition humaine peut contenir de tragique et de dérisoire. Ainsi, tout se passe comme s’il n’était guère d’état ou de situation qui n’offre en lui-même une prise à l’altérité, au retournement ironique de l’apparence sous laquelle il se donne, et que l’écrivain, dans ces pages, s’attache à prendre en défaut. Faut-il y voir une expression de cynisme ? Sans doute faudrait-il pour cela ignorer la complicité dont l’esprit qui s’y exerce est étroitement solidaire".

Plus loin, M. Cometti signale une question fondamentale que pose Musil dans l’HSQ : "Sait-on au juste ce qu’est le changement ?". Par une passionnante démonstration, M. Cometti tente de répondre à la question et, chose tout à fait intéressante, il parvient une nouvelle fois à la métaphore des mouches :
"Les sentiments que nous inspire le passé sont au demeurant des plus étranges. On peut en juger à partir des tentatives qui paraissent destinées à immortaliser le présent ; ou encore à partir de celles qui visent à célébrer la mémoire des grands moments ou des grandes œuvres de l’histoire. Les sentiments que suscitent en nous, sous ce rapport, les monuments, les photographies, les jubilés de toute sorte sont de nature à rendre étonnamment perplexe.
Comme une ruse de l’histoire, les monuments que les hommes édifient manquent… immanquablement leur but : personne ne les regarde, à tel point d’ailleurs que l’on pourrait même se demander si ceux qui sont destinés au culte des grands hommes ne témoignent pas d’une perfidie calculée. Mais pour quiconque se montre un peu plus attentif qu’à l’ordinaire, les statues de toutes sortes qui ornent, par exemple, les places et les parcs des villes nous en disent malicieusement plus long qu’il ne semble sur les rapports pourtant fort élémentaires qui existent entre la signification que prend à nos yeux telle ou telle chose et les circonstances qui l’entourent. Musil insiste souvent sur le fait que les pensées, les sentiments, ne demeurent vivants que dans la mesure où les circonstances qui les ont vu naître conservent également le bénéfice de la vie : sinon elles meurent. Il n’en va pas différemment de ce que les hommes gravent dans la pierre, ni même - en un certain sens tout au moins - de ce qu’ils confient à l’écriture. Peut-être parce que les statues, en dépit du temps, ne vieillissent pas (elles ignorent l’oubli). Dans L’homme sans qualités, Agathe, contemplant le portrait de son premier mari qu’elle garde sur elle, s’aperçoit tout à coup qu’il lui est impossible de l’aimer : comment une femme de son âge pourrait-elle rester amoureuse d’un garçon de vingt ans ? Il en va sensiblement de même pour tout ce qui traverse le temps sans apparemment prendre une ride, et tout particulièrement pour tout ce qui est destiné à la conservation. Les monuments érigés à la gloire de quiconque deviennent franchement risibles sitôt qu’on les regarde autrement qu’en ne les voyant pas : Si les hommes n’avaient pas l’âme aveugle aux monuments, s’ils pouvaient voir ce qui se passe un peu au-dessus d’eux, ils frémiraient, comme entre les murs d’un asile d’aliénés. À plus forte raison quand les sculpteurs figurent un prince ou un général. Le drapeau flotte dans leur main, et il n’y a pas un souffle de vent. L’épée est tirée, et personne ne la fuit. Le bras est tendu, impératif, en avant, mais pas un homme ne songe à obéir. Même le cheval qui s’est cabré pour bondir les narines frémissantes, reste sur ses sabots de derrière, pétrifié de constater que les gens, sous lui, au lieu de s’écarter, enfournent tranquillement un sandwich ou achètent le journal. Bien que les personnages des monuments ne marchent jamais, ils ne cessent de faire des faux pas.
Parfois comme le suggère Musil dans Jubilé artistique, l’impression que l’on retire de certaines retrouvailles frise le sentiment de l’horreur :
Retrouver une œuvre littéraire, c’est retrouver une maîtresse conservée vingt ans durant dans l’alcool : pas un poil de changé, pas une écaille de son rose épiderme ! À en frémir
Sans doute peut-on imaginer d’autres sentiments, mais le propre de ce genre d’expériences dont on pourrait dire qu’elles sont inséparables, elles aussi, d’une forme particulière d’isolement, c’est qu’elles placent celui qui s’y livre en présence de la seule apparence, de la seule convention. C’est ce que découvre Ulrich, dans L’Homme sans qualités, au moment où il feuillette les albums de photographies que sa cousine Diotime lui a prêtés. Fixés, immortalisés sur la pellicule dans des poses semblables à celles des statues précédemment évoquées, les personnages que découvre Ulrich paraissent avoir confié aux prestiges d’un art proche de leurs aspirations tout ce que celles-ci présentaient de ferveur, d’audace et de naïveté. Comme une vague va mourir dans le sable, cette noblesse d’âme avait abouti dans les vêtements et dans une certaine ferveur privée, ferveur pour laquelle il doit bien exister un meilleur mot, mais dont nous n’avons provisoirement que ces photographies. L’impression sur la pellicule, la fixation de l’élan, une fois passé le temps de pose, ne sont pas sans analogies avec ce que réalise le papier tue-mouches. Il existe comme une tendance de la vie à se précipiter dans les quelques " douzaines de moules à cake " qui lui sont offerts et les oscillations qu’elle produit finissent toujours par se ramener à des valeurs moyennes dont la fonction est en définitive assez comparable à ces moyens chimiques qui, dans le cas de la photographie, permettent de fixer l’image sur le film, et dans le cas du Tanglefoot, d’entraver le mouvement des malheureux insectes. À une différence près, toutefois, c’est qu’une époque qui, en toute chose, entend faire la démonstration de son originalité éprouve forcément une prédilection pour tout ce qui se révèle susceptible de marquer sa présence à ses propres yeux comme à ceux des générations futures. Il est à cet égard probable que la photographie soit irremplaçable : en fixant l’instant (c’est du moins la vertu qui lui est généralement accordée), elle porte témoignage, un peu comme s’il s’agissait de dire "j’y étais". "

Probablement cette leçon aura-t-elle prêté trop d’idées au Chantier-Musil de Vincent Fortemps ; l’écueil est constant quand l’on souhaite surélever un tant soit peu les œuvres de bande dessinée contemporaines. Et l’on s’amusera peut-être aussi de l’attention que porte le bédéiste aux nombreux effets cinématographiques - espace narratif précédé puis suivi d’une suite d’écrans noirs, choix d’une police évoquant le sous-titrage, effet générique, etc. - alors que Robert Musil tenait le procédé cinématographique en aversion la plus totale, tant d’un point de vue intérieur : il ne pouvait souffrir que les choses essentielles de son époque se passent dans l’abstrait et ne laissent à la réalité que l’accessoire ; que, bien sûr, d’un point de vue extérieur : Musil, dès les années 20, fut l’un des premiers à discerner dans la perversion de la culture cinématographique, l’intérêt et la place essentielle que prendrait l’argent.

Mais que ces remarques ne trompent mon lecteur, Chantier-Musil nous a véritablement réjoui ! Aurions-nous pu croire que la bande dessinée s’emparerait un jour de l’œuvre de Robert Musil ! [popup]

Car si l’on écarte la difficile question du bien-fondé de l’interprétation d’une littérature en images, encore demandera-t-on à ce même esprit qu’il s’accommode des partis pris esthétiques inhérents à une si périlleuse entreprise. Malgré cela, il semble que la collection d’illustrations du Chantier-Musil de Vincent Fortemps corresponde positivement à l’univers exigeant et expérimental de Musil, et qu’elle réponde même on ne peut mieux au "principe de raison insuffisante", l’assise ontologique sur laquelle s’est bâti L’Homme sans qualités.

Basons-nous, si tu le permets jeune ami (tu es presque au bout de tes peines, nous en avons bientôt fini !), sur le remarquable essai L’homme probable de M. Jacques Bouveresse, pour rappeler à notre mémoire, ce que Musil entendait par "principe de raison suffisante" :
"Lorsque le principe de raison insuffisante (en abrégé PDRI) apparaît pour la première fois dans L’Homme sans qualités, il est présenté explicitement comme la négation directe du principe leibnizien de raison suffisante. (…) Dans une des nombreuses formulations qu’en donne Leibniz, le principe de raison suffisante s’énonce de la façon suivante : "Il y a une raison dans la Nature pour laquelle quelque chose existe plutôt que rien <de même qu’également il faut qu’il y ait une raison pour laquelle ceci existe plutôt qu’une autre>".
L’Essai philosophique sur les probabilités de Laplace commence par une réaffirmation du principe leibnizien : "Les événements actuels ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident qu’une chose ne peut commencer d’être, sans une cause qui la produise. Cet axiome, connu sous le nom de principe de la raison suffisante, s’étend aux actions même les plus indifférentes". Ce qui exclut par l’exigence d’une raison suffisante, aussi bien par les actions humaines que pour celles de la nature, est l’idée d’une spontanéité pure, qui serait capable de faire surgir un événement déterminé d’une situation qui ne l’implique ou le privilégie causalement en aucune façon, autrement dit, littéralement de rien. Pour Leibniz, si Dieu avait dû choisir, au moment de la création entre deux mondes qui ont un degré de perfection égal, il n’aurait rien créé du tout ; et, de la même façon, s’il n’y avait pas de raison qui fait qu’un événement A se produira de préférence à un événement B, qui pourrait avoir lieu à sa place, alors rien ne se produirait jamais. On pourrait résumer la position de Leibniz en disant que, si une asymétrie se manifeste à un moment donné entre deux événements possibles et à première vue également possibles, A et B, en ce sens que l’un arrive et l’autre non, cette asymétrie ne peut sortir de rien, elle doit être fondée dans une asymétrie antécédente, qui est justement celle des raisons qui vont entraîner la réalisation de l’un de ces deux événements, de préférence à celle de l’autre. Autrement dit, le simple fait que des choses arrivent effectivement prouve que ce qui arrive a une raison, puisque sans cela rien n’arriverait jamais : une situation d’équilibre parfait et d’indifférence complète ne pourrait jamais déboucher sur un événement quelconque. Aux yeux de Laplace, le principe de raison suffisante exclut l’intervention aussi bien des causes finales que du hasard, qui sont des causes imaginaires : la différence requise pour que quelque chose ait lieu plutôt que rien et qu’une chose arrive plutôt qu’une autre doit résider dans les seules causes efficientes. Pour Leibniz, le principe n’exclut, bien entendu, que le hasard, que Nietzsche tentera de réhabiliter contre les deux espèces de causes, qu’il trouve également anthropomorphiques et suspectes. (Pour les déterministes comme Leibniz et Laplace, c’est la notion vulgaire du hasard qui est anthropomorphique, puisqu’elle transforme en une cause d’un type spécial l’ignorance humaine des causes objectives. Pour Nietzsche, c’est, au contraire, la notion même de cause qui l’est) Or, comme l’explique Ulrich, la réalité humaine obéit ou, en tout cas, semble obéir à un principe exactement contraire, qui est que les choses qui arrivent sont celles qui n’ont pas de raison. Ce que l’on peut dire d’elle, en renversant le principe leibnizien, est que, si les choses qui arrivent devaient avoir des raisons, il ne s’y passerait tout simplement jamais rien".

Dès lors, les limites et l’inconstance des idées et des sentiments qui émanent des illustrations du bédéiste Vincent Fortemps, leur vanité, le lien mystérieux et trompeur entre leur sens et l’apparition de son contraire, tout cela, et bien d’autres phénomènes semblables est donné sous une forme de conséquence naturelle, dès qu’on admet que telle ou telle image, peut tout aussi suffire à illustrer tel livre ou tel autre. Et Chantier-Musil de Vincent Fortemps de tout aussi bien illustrer les idées de L’Homme sans qualités de Robert Musil, que Les Démons de Heimito von Dodorer, ou que Les Somnambules de Hermann Broch, ou que de rien du tout.

Monsieur Vandermeulen


> Appendice | [image1] | [image2] |
Il amusera peut-être mon lecteur de savoir qu’en 1976, lors d’une exposition intitulée A la recherche de Robert Musil, à la galerie Farber, à Bruxelles, le plasticien d’origine Allemande, Jorg Madlener, avait curieusement lui aussi décidé d’aborder le vaste chantier musilien par la mouche. La chose nous avait déjà surpris à l’époque tant M. Madlener, ancien étudiant de Max Horkheimer, Théodor Adorno et Otto Dix, semblait avoir saisi toute la dimension de la métaphore.

Publicité pour le papier Tanglefoot
© The Tanglefoot Company
> source
Jean-Pierre Cometti | Robert Musil | éditions Pierre Mardaga, 1986
Marie-Louise Roth | Robert Musil, Oeuvres pré-posthumes | genèse et commentaire | éditions Encres, 1980
Jacques Bouveresse | L'homme probable | éditions L'éclat, 1993
Paul Valéry | Oeuvres tome II | Gallimard/la Pleïade
Robert Musil | L'homme sans qualités | Le seuil, 1956
Robert Musil | Journaux tome I & II | Le Seuil, 1981
Robert Musil | Les oeuvres pré-posthumes | Le Seuil, 1965
Les ouvrages de Robert Musil sont traduit en français par Philippe Jaccottet