LE VIDEO CLUB EST AUSSI NUISIBLE AU PLAISIR QUE LA PARTOUZE
par Lionel Tran

On s’est tous dit, enfant, qu'avoir accès à tous les films imaginables quand on le voudrait serait le paradis…

En me rendant hier soir à contre-cœur au vidéo club je ne pouvais m’empêcher de penser : peut-être que je trouverais quelque chose de bien. M’étant, en ce début d’année, gavé de plus d’images que ma tête ne pouvait en digérer, je n’avais pas spécialement envie de voir un film. J’ai traîné un moment entre les rayons, constatant sans surprise que les nouveautés de la quinzaine précédente, qui étaient sorties au cinéma quatre mois plus tôt, avaient déjà été remplacées. Remontant les strates de cassettes je suis tombé sur des films à la jaquette effroyablement démodée, sortis l’année dernière. Plus loin, les films datant de l’ouverture du vidéo club, une dizaine d’années auparavant, semblaient remonter à une époque ancestrale.

Je crois que le plus effrayant là-dedans n’est pas cette impression de ralentissement du temps, ou plutôt d’effacement de la mémoire au fur et à mesure mais surtout l’accumulation d’envies mortes. J’ai intensément désiré voir certains de ces films, d’autres m’ont un jour aguiché l’œil, caressé l’esprit un instant. Mais cette envie a été supplantée par d’autres, qui sont sur le point d’être elles-mêmes remplacées. A présent je passe devant en les regardant à peine, me demandant, gêné, ce qui a bien pu me prendre. Les voir alignées par centaines, rayons après rayons, a quelque chose de pathétique. Aucune de ces cassettes ne m’apportera la sensation d’évasion que je cherche à ce moment là. Et pourtant pris séparément chacun de ces films recèle une scène, une émotion, une information susceptible de m’intéresser. D’où vient ce sentiment d’impuissance ? Est-ce l’accumulation de choix ? Le trop plein qui m’empêche de ne plus rien différencier ? Lorsque l’on cherche un film en particulier qui s’avère ne pas être disponible, on est contraint de se rabattre sur un autre. L’envie contrariée murmure que ce ne sera pas la même chose. N’arrivant pas à se résigner, par frustration on est tenté d’aller chercher dans un registre complètement différent. Pour se faire plaisir, pour oublier que les autres films du même genre seront forcément moins bien que celui que l’on désirait. Mais plus perturbantes sont les fois où on trouve d’emblée le film recherché. Saisi d’un doute on se demande s’il est réellement approprié. Si d’autres films ne seraient pas mieux. Il s’ensuit une errance où l’on passe d’un rayon à l’autre à la recherche du film idéal avant de revenir à son point de départ, dont l’intérêt s’est considérablement émoussé entre temps… Sans parler des fois où il faut choisir à plusieurs. A la versatilité de mon désir se substitue alors la crainte de ne pas parvenir à partager mes envies avec autrui.

Avec les vidéos clubs le plaisir que l’on trouvait au cinéma a progressivement dérapé vers une attitude toxicomaniaque. Le prix n’étant plus un facteur de choix on peut à priori regarder n’importe quoi. L’illusion de pouvoir tout voir est insupportablement excitante. Devant les milliers de cassettes je peux choisir ce que je veux. Mais est-ce que je sais encore ce que je veux ? Si je réfléchis à ce que tel film peut m’apporter par rapport à tel autre, lui-même mis en compétition avec un autre, mes critères de sélection s’estompent. Ou plutôt se fondent progressivement en un magma capricieux. Est-ce qu’un drame intimiste m’amusera autant qu’il me touchera ? Est-ce qu’une comédie me fera réfléchir ou est-ce qu’elle ne sera que bêtement drôle ? Est-ce qu’une série Z sera aussi sympathiquement ratée qu’un porno ringard ? Trancher entre ces possibilités est angoissant. Ne vais-je pas regretter mon choix ? Ai-je assez d’acuité pour trouver la perle rare ou ne suis-je qu’un abruti porté par ses instincts ?

On peut aussi raisonnablement s’avouer que l’on ne pourra jamais tout voir. Et par conséquent s’en tenir à l’exploration du champ que l’on s’est fixé. Voir l’intégrale d’un auteur. Etudier les ramifications d’un genre. Rechercher toutes les apparitions d’un acteur de troisième zone au visage buriné. Mais la solution de s’en tenir à des choix définis n’est valable qu’un temps. Très vite l’habitude s’installe, érodant l’excitation liée à la découverte. Est-ce qu’en ne regardant que ça je ne me cantonne pas ? Alors aussitôt la tentation resurgit. Est-ce que je ne pourrais pas m’accorder une petite récréation ? Oui, mais est-ce que ce sera vraiment de la liberté où est-ce que je ne risque pas de m’ennuyer ?

Puis un jour on entre dans le vidéo club. On cherche longtemps, ne sentant qu’un profond sentiment de vide face aux cassettes. A regrets, on finit par prendre la direction de la sortie mais on s’arrête sur le seuil. La perspective de ne pas nourrir le magnétoscope est terrifiante. On est venu là pour chercher de quoi faire filer agréablement le temps. Où, pour être honnête, de quoi gommer l’ennui. Rentrer les mains vides est impossible. Que faire ? On revient sur ses pas, prêt à prendre n’importe quelle bêtise. On cherche encore mais finalement l’écœurement est trop fort, on sort sans choisir de film. Fier de cette victoire, ce soir là n’importe quoi paraît plus original que regarder un film. Pourtant demain, ce week-end, dans une semaine on retournera chercher des vidéos. Il faudra à nouveau surmonter l’appréhension qui nous saisira au milieu des cassettes. Il faudra à nouveau lutter contre cette frénésie de possibilités, pour être capable de se dire "non ". On est accro.

Enfant, les films étaient des moments rares. L’idée d’en voir un mettait dans un état frénétique. Un film était un cadeau dont on attendait que le générique se déroule pour découvrir ce qu’il y avait à l’intérieur. On se laissait porter une heure et demie jusqu’à ce que ça s’arrête. Ça s’arrêtait toujours. C’était frustrant. On savait qu’on n’en verrait pas un autre tout de suite. Qu’il faudrait attendre le dimanche suivant ou la permission exceptionnelle accordée le mardi soir. Les films nouveaux ne passaient qu’au cinéma. Une virée au cinéma était une sortie rare. On y pensait une semaine avant. Quand on sortait de la salle on s’efforçait de garder le plus longtemps possible les images dans sa tête. Parfois, le soir avant de se coucher, on se disait que si on pouvait avoir tous les films du monde réunis dans une seule pièce et les regarder quand on voudrait, ce serait le paradis.