UNE FOIS NUE LA VIOLENCE EST NETTEMENT MOINS AFFRIOLANTE
par Lionel Tran

Qu’on en jouisse ou qu’on s’en indigne le spectacle de la violence fascine. Peut-être parce que la réalité, souvent difficile à accepter, n’a justement rien de spectaculaire.

Une scène m’a marquée dernièrement. C’était à la campagne, une matinée. Un ami m’avait convié à l’abattage de son cochon. Prévenus, deux des petits enfants qui passaient leurs vacances de février à la ferme familiale étaient impatients d’y assister. Le plus jeune, 6 ans, trépignait. " Papy va tuer le cochon, Papy va tuer le cochon  ! ". Nous sommes entrés dans la grange. J’avais le ventre un peu noué. Mon ami s’est mis de côté, pour ne pas regarder. Les deux enfants étaient devant. J’ai hésité, puis je me suis dit : si des enfants regardent, tu dois regarder. Le paysan a fait sortir une jeune truie de l’enclos. La bête était calme, elle n’avait pas peur. Il lui a jeté une poignée de graines. Il a reculé d’un pas, a épaulé la carabine. " J’y vois pas clair, j’arrive pas bien à viser ". Clac ! La bête a oscillé sur ses pattes. Les gamins avaient le souffle court. " Merde. Je l’ai pas eu, elle va se réveiller ". Il a rechargé. " J’y vois rien, avec le soleil qui passe à travers la porte... ". Clac ! La bête a poussé un bref hurlement puis elle s’est effondrée, prise de spasmes. Aussitôt il l’a contournée, a solidement bloqué sa tête à l’aide d’un genou pendant que son fils ouvrait la carotide. Un jet rouge s’est déversé dans une bassine en plastique, pendant une minute. A ce moment là j’ai senti un mouvement de recul chez les enfants Le plus jeune à dit "Beuuu, c’est dégouttant, il y a plein de sang . Il y a trop de sang", avant de tourner la tête. Lorsque nous sommes sortis, quelques instants plus tard, son frère lui a demandé " Alors ça t’as plu ? ". Il a fait non de la tête, blême et gêné. " Je t’avais dit... ". Ce qui ne les a nullement empêchés de goûter devant des fusillades télévisées et de passer la soirée à jouer à la guerre totale par Legos interposés.

Enfant la violence me fascinait. Je dessinais des batailles, couvrant de grandes feuilles de morts, de décapités et de blessés. Les seuls jouets qui avaient grâce à mes yeux étaient les pistolets et les épées. La qualité d’un dessin animé dépendait essentiellement du nombre de coups échangés, du pourcentage d’explosions et d’armes à feu. Quand il y avait du sang ça devenait " dément ". Les films d’animation yougoslaves qu’on me forçait à voir était " niais ", c’était " des trucs de filles ". En grandissant la tendance n’a fait que s’accentuer. Les films d’horreurs étaient " pas mal " quand les mutilations étaient suffisamment recherchées. Les films de guerre " potables " s’il y avait beaucoup de tortures. Parfois j’avais la chance d’assister à une véritable exécution au journal télévisé, ce qui faisait une anecdote de premier choix pour la cours de récréé. La violence était le sujet de conversation numéro un, que ce soit pour se décrire les pires scènes des pires films, ou pour se raconter les ragots les plus sordides du quartier. " Le grand frère de truc, c’est un DINGUE, une fois il a attrapé un mec et ils lui ont fait cramer les couilles. Je te jure, le mec... ". Ça c’était vraiment sérieux, on adoptait une contenance virile pour en parler. A la pré-adolescence Rambo et Conan le barbare étaient mes films préférés. Puis je me suis intéressé de plus en plus à tout ce qui touchait à la guerre. J’engloutissais tout ce que je trouvais, films, reportages, témoignages. La guerre c’était la grande affaire. Les tempéraments s’éprouvaient sur le champ de bataille. C’était l’apprentissage de l’horreur. Les mutilés et les traumatisés qui en revenaient étaient de vrais hommes, que je respectais.

Et puis, tout en continuant à m’alimenter de faits divers et de récits de psychopathes, j’ai commencé à réaliser que la violence réelle me faisait peur. Je ne me l’avouais pas directement, mais je fuyais lorsqu’elle se manifestait. Le réservoir grandissant de mes frustrations sexuelles me poussa cependant longtemps à continuer à me satisfaire de violence simulée. Je ne sais pas exactement comment la transition s’est opérée. Pendant toute une période j’ai cessé de voir des films d’action, pour me concentrer sur des oeuvres à la violence plus crue. Bret Easton Ellis, Selby. Le sentiment y était plus affligé, la souffrance plus pathétique. Plus que C’est arrivé près de chez vous ou Henry, portrait of a serial killer, Benny’s vidéo, de Michael Haneke me marqua profondément. Particulièrement la scène du meurtre, qui est plus d’ailleurs un accident qu’un meurtre. Montré froidement, sans passion, sans excitation, un geste qui dérape. Les conséquences paralysantes. L’impuissance à réagir qui conduit à refouler l’émotion, pour ne pas se laisser submerger par elle. L’impression d’assister à la fois à quelque chose d’essentiel et à quelque chose d’irréel, de non spectaculaire.

Petit à petit je me mis à voir des films où il se passait peu, mais où la subtilité de chaque élément prenait une intensité véritable. La tension y était interne et non pas provoqué par une succession d’événements paroxystiques. La violence était présente, sans être manifeste. Toujours subie, qu’elle vienne de soi ou de l’extérieur. Lorsque je retombais sur mes anciennes amours, je ne pouvais pas m’empêcher d’en attendre l’excitation passée. En vain. Tueurs nés me laissa froid. Sa deuxième vision fit remonter des phantasmes de meurtres gratuits. Je me vis, un fusil à pompe dans chaque main, dégommer tout ce qui m’énervait. Sa complaisance exacerbée me mis mal à l’aise. J’avais besoin de sentiments humains, fragiles et souvent douloureux, plus que d’instincts hypertrophiés.

Je ne sais pas ce qui pouvait me plaire dans ce type de violence esthétisée... Le manichéisme ? L’intensité ? Le rythme ? Tout ce qui n’était pas assez marqué m’ennuyait, il fallait quelque chose de direct, de frappant, quelque chose qui me permettait de m’échapper, qui me donnait l’impression d’être beaucoup plus dur que je n’étais, plus fort. La vie me paraissait pénible, impossible à surmonter. Plutôt que me l’avouer, je préférais la trouver chiante et me dire qu’il fallait la faire saigner.