Une trop bruyante solitude | La génèse du projet | repèrages photos (par Valérie Berge) | évolution du projet | croquis préparatoires


Décembre 2001
L'adaptation en Bande dessinée d'Une trop bruyante solitude par Ambre, Lionel Tran & Valérie Berge est soutenue par le Centre Culturel Tchèque de Paris et l'Ambassade de la République Tchèque.

Le Centre culturel Tchèque a organisé avec le Centre de recherches sur les littératures et civilisations slaves de l'Université de Paris IV - Sorbonne, une série de manifestations culturelles autour de Bohumil Hrabal du 1er au 13 juin 2001. Cet événement, intitulé " Bohumil Hrabal, le palabreur ", incluait une double représentation théâtrale d'Une trop bruyante solitude (en français et en tchèque), une série de colloques et un festival des films tirés des œuvres de Bohumil Hrabal.
Une trop bruyante solitude a été adapté au cinéma par Vera Caisova en 1995. Le rôle de Hanta est tenu par Philippe Noiret, celui de son chef par Jean-Claude Dreyfus, Vlastimil Brodsky joue l'oncle de Hanta, tandis que le rôle du professeur de philisophie est tenu par Jiri Menzel (qui a réalisé quatre adaptations de Hrabal au cinéma, dont Trains étroitements surveillés). Le film a été co-produit par la république Tchèque, la France et l'Allemagne, ce qui a engendré des conflits de production qui se sont ressentis sur la réalisation finale. Le film, d'une durée de 110 minutes, a été à peine distribué en France. Le seul moyen de le visionner est d'attendre qu'il passe un soir sur Arte.

Octobre 2001
Notre approche du roman
Nous avons choisi une approche " réaliste " du roman de Bohumil Hrabal, en mettant à plat la trame d’Une trop bruyante solitude et en décidant de n’en retenir que les éléments factuels : en examinant le texte de près, on réalise que Hanta pense énormément, mais qu’il vit en fin de compte peu de choses, au moment où se déroule l’action d’Une trop bruyante solitude, son existence se résume aux journées qu’il passe à travailler dans la cave où il fait des paquets de vieux papier usagé, à ses allers-retours à la brasserie où il va chercher de la bière et aux soirées qu’il passe seul dans son appartement après avoir fait un détour par la brasserie. Le roman est construit sous la forme d’un monologue très dense, la pensée de Hanta est perpétuellement en mouvement, elle est faite de métaphores qui s’enchaînent très vite, qui dérapent, cette pensée est un flot qui déborde et qui menace constamment de s’échapper. Il y a en elle à la fois quelque chose d’effrayant, de fascinant et de vivifiant. Hanta est coincé au fond de sa cave, au fond de sa vie, tout seul. Et pourtant il refuse de se laisser abattre, il aime la vie, ou plutôt la farce amère qu’est cette vie, alors pour tenir le coup il boit, il boit et il rêve, il rêve qu’il n’est pas seul, et il rit de ses souvenirs. Le livre est étonnant parce qu’il a quelque chose de très très fixe, on dirait que la vie de Hanta tourne au ralenti, en fait elle suit une pente descendante, et en même temps nous sommes pris de vertige à chaque ligne, la pensée de Hanta est fiévreuse, elle n’arrête pas de subir des accélérations, qui vont de pair avec les déceptions et les humiliations qu’a subi Hanta au cours de son existence. Il s’agit d’une pensée déformée par l’alcool, une pensée qui enfle, qui interprète et qui déforme la réalité, à partir de ce constat il nous semblait intéressant de placer cette pensée dans un contexte assez sobre. Lui donner un aspect plus grotesque et délirant n’aurait pas été respectueux pour le personnage. Si nous avions représenté par exemple les souvenirs de Hanta en ce qu’ils ont de fantasmatique, comme les scènes d’humour scatologiques avec Marina, cela aurait donné une dimension comique au personnage aux dépens du drame qu’il vit. La question pourrait être : Une trop bruyante solitude tient-il plus du drame que de la comédie ? Je pense que pour être drôle une comédie a toujours quelque chose de tragique, et dans le roman, Hanta ne s’en sort pas, ce qu’il vit n’est pas drôle, le fait de se sentir dépassé par l’évolution de la société dans laquelle on vit et jeté au rebut n’a absolument rien de comique. Cela est absurde et tragique.

À partir du moment où nous avions opté pour cette approche réaliste, il a été intéressant de constater qu’en montrant peu et en opposant la pensée de Hanta à son environnement nous obtenions un effet de mise à distance qui soulignait la solitude du personnage. Tout en suivant les déambulations mentales de Hanta, on se retrouve piégé dans la réalité oppressante du personnage. Le point peut-être le plus important d’Une trop bruyante solitude est sa structure répétitive, qui marche par superpositions d’éléments dont la récurrence est de plus en plus marquée. D’un bout à l’autre Hanta répète les mêmes gestes, il utilise les mêmes termes, il ressasse les mêmes souvenirs (l’humiliation de Marina se répète au fil des années, comme si la même scène se rejouait sans cesse), Hanta effectue chaque jour le même trajet. La violence d’Une trop bruyante solitude vient de la rupture que constitue la visite de l’usine moderne au 6e chapitre. D’un coup Hanta est précipité dans le monde. Il y a trop de lumière, les gens sont trop propres, trop beaux, leur vie n’a rien à voir avec la sienne. Ce chapitre est peut-être le plus descriptif du roman : Hanta nous raconte en détail le fonctionnement de la presse moderne, les gestes des jeunes ouvriers, les réactions des enfants qui visitent l’école. Ce chapitre, en cassant le rythme de plus en plus nerveux du roman, le fait imploser. Au cours des deux chapitres suivants, la pression semble retomber, alors qu’en fait la construction répétitive du texte atteint toute sa puissance. Le texte et Hanta sont en train de voler en éclats. L’écriture répétitive et obsessionnelle d’Une trop bruyante solitude est très proche de la musique concrète, en ce sens qu’elle atteint une dimension presque palpable. Nous essayons de restituer cela dans le découpage de l’album, auquel nous souhaitons donner un rythme hypnotique.


Recherches visuelles
L’univers dans lequel se déplace Hanta se restreint à trois principaux lieux : la cave, la brasserie et l’appartement, auxquels viennent s’ajouter une multitude de ruelles et de portes qui relient ces trois lieux. L’idée était de faire coexister ces trois lieux : la cave serait au sous-sol, le brasserie au rez-de-chaussée donnant sur la rue et l’appartement de Hanta au premier étage, pour se rendre d’un endroit à l’autre le personnage emprunterait un réseau de ruelles variable. Peut-être que cet environnement n’est pas réellement tangible, peut-être s’agit-il uniquement de l’univers mental. Qui sait si Hanta vit dans la réalité ou s’il a été happé par sa subjectivité… Nous avons développé un élément qui était présent dans le roman, mais de manière à peine perceptible : il s’agit du pont, qu’emprunte Hanta quand il rentre chez lui. Le pont devient un élément central de notre adaptation, il symbolise le passage étroit sur lequel se trouve Hanta, l’instabilité de son existence, et l’abîme aussi.

Une trop bruyante solitude se déroule à Prague, dans les ex-quartiers ouvriers proches de la place Vaceslass. Nous avons envisagé un moment d’aller à Prague en repérage, mais nous avons finalement préféré travailler à Lyon, ville que nous connaissons bien pour y habiter depuis une vingtaine d’années et où se situent déjà nos deux premiers albums. Après avoir abordé les pentes de la Croix-Rousse et leur population d’artistes marginaux dans Le journal d’un loser et le parc de la tête d’or et ses environs bourgeois dans Une année sans printemps, nous nous sommes penchés cette fois sur le vieux Lyon. Le quartier de Saint Georges et Saint Jean sont connus pour leur ressemblance avec Prague (ils ont servi, entre autre à filmer les extérieurs de l’adaptation de L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera par Philippe Kauffman.) Tout comme dans nos deux premiers albums nous n’avons pas cherché à représenter la topographie lyonnaise (le mot Lyon n’y est mentionné nulle part), mais à évoquer l’atmosphère de la ville, l’idée n’était pas de reconstituer Prague à Lyon, mais de créer une Prague imaginaire. Outre leurs similitudes physiques, le vieux Lyon et les alentours du centre de Prague sont tous les deux d’anciens quartiers qui ont été réhabilités pour accueillir les touristes, deux quartiers qui ont subi en somme le même destin qu’Hanta, devenu obsolète et remplacé par une nouvelle culture. Le fait que le thème d’Une trop bruyante solitude soit la culture du livre et que Lyon ait été une ville d’imprimerie réputée n’est peut-être pas non plus étranger à notre projet. Nous avons cherché des endroits populaires et laissés en l’état afin de reconstituer les fragments d’une ville mentale, ancienne et labyrinthique, une ville qui ne serait pas sans évoquer les dédales de la Prague de Kafka, et où se déverserait la verve bouillonnante de Bohumil Hrabal.

Eléments clés
Certains éléments sont essentiels dans Une trop bruyante solitude, en premier lieu la presse avec laquelle Hanta transforme le papier usagé en paquets serrés par du fil de fer. Le roman insistant sur la destruction des livres, nous avons longtemps cherché un " pilon ", sans trop savoir exactement ce que désignait ce terme : s’agissait-il d’une machine à broyer le papier en lambeaux qui serviraient ensuite à la fabrication de la pâte à papier ? Hanta parle d’une presse dans laquelle il déverse du papier avant d’appuyer sur un bouton qui pousse le plateau vers des mâchoires, du fil de fer se tend autour du paquet. Il s’agit en fait d’un ancien modèle de compacteuse de papier, qui était utilisée dans les imprimeries jusqu’au début des années 1990. Les nouvelles compacteuses utilisent des sacs plastiques à la place du fil de fer, pour des raisons de sécurité. On trouve encore des anciens modèles de compacteuses en service dans les locaux à ordure des grandes surfaces. Ces machines, qui ont plusieurs dizaines d’années d’âge, sont identiques à celle utilisée par Hanta. Pour la petite histoire, l’ouvrier imprimeur qui nous a servi de modèle pour Une trop bruyante solitude a travaillé au cours de sa carrière sur un ancien modèle de compacteuse.

Tout au long d’Une trop bruyante solitude, Hanta effectue des allers-retours entre la brasserie et la cave où il travaille afin de faire remplir sa " cruche de bière. " La bière est vendue aujourd’hui en bouteilles, qui sont ensuite jetées. À l’époque où Hrabal situe Une trop bruyante solitude, vraisemblablement le début ou le milieu des années 1970 (le roman ne comporte aucune indication de date, par contre il mentionne la mode des " cols-roulés " qui fait fureur chez les jeunes), les bouteilles avaient déjà remplacé les cruches. Nous pensons que le choix d’une cruche marque de la part de Hrabal l’attachement de son personnage au passé, à des manières de faire révolues. Nous ne savions pas à quoi pouvait bien ressembler une " cruche de bière ", nous imaginions une sorte de chope avec un couvercle en fer. Nous avons donc effectué une recherche sur internet et, par chance, nous sommes tombés sur plusieurs natures mortes de Van Gogh réalisées en Hollande et représentant des cruches de bière. Une cruche de bière ressemble donc à une bouteille en terre cuite comportant deux petites anses de part et d’autre du sommet du goulot, goulot qui est obstrué par un bouchon en liège.

Août 2001
Le choix du projet
Le désir d'adapter Une trop bruyante solitude est venu peu de temps après sa lecture. Nous sommes en train de terminer notre premier album et nous avons envie de réaliser une adaptation, afin de casser nos automatismes. Etant à l'époque sans emploi, je prends un Contrat Emploi Solidarité dans une imprimerie d'état, dans des conditions proches de celle dans lesquelles travaille Hanta, le personnage principal d'Une trop bruyante solitude. Pendant deux ans je fais le factotum tout en continuant à penser à cette adaptation. L'univers que je découvre, celui d'imprimeurs en bleu de travail qui ont passé toute leur vie à " barbouiller du papier " et qui arrivent ivres au travail, me renvoit à la source du roman, Une trop bruyante solitude s'inspirant énormément de la propre expérience professionnelle de Hrabal. Ces imprimeurs, qui sont proches de la retraite ont été typographes, avant d'assister à la destruction de leur métier, remplacé par l'Offset. Ils sont devenus "des presses-bouton". Pendant les deux ans passés à l'imprimerie, à l'issue desquels je suis devenu massicotier, j'assiste à un nouveau bouleversement dans la vie de ces ouvriers du livre : l'arrivée des machines numériques, qui remplacent les Offsets. Des bruits, confirmés depuis, courent à l'époque sur la fermeture prochaine de l'atelier d'imprimerie. Les machines, qui datent du tout début des années 1970, tournent capot ouvert, elles sont réparées avec des bouts d'élastiques, les pièces d'origines n'étant plus fabriquées. Je commence à appréhender le roman sous un autre angle. Un jour je fais venir Valérie Berge à l'imprimerie, après avoir expliqué les bases du projet aux ouvriers, ils acceptent qu'elle les prenne en photo pour l'album. Pendant qu'elle réalise ses prises de vues, ils nous confient : " - c'est bien de parler de ça, d'en laisser une trace". Lorsque mon contrat s'arrête nous continuons nos recherches documentaires. Trouver un pilon s'avère difficile. Les libraires et les éditeurs que nous contactons éludent la question, comme si le sujet était tabou. Nous finissons par nous rendre dans une usine de retraitement de papier. Le contexte se rapproche de ce que décrit Hrabal, mais à une autre échelle, plus proche de l'usine qu'il dépeind au chapitre 6 du roman. Je découvre finalement la presse de Hanta par hasard. En passant un jour devant une grande surface, j'entends un martellement. Derrière la porte, un homme hirsute broie du papier dans une machine datant des années 1960. Je demande l'autorisation à la direction, quelques jours plus tard, Valérie prend les photos.

(Tous droit de reproduction du résumé, réservés aux éditions Robert Laffont.)

 Ambre & Lionel Tran