Chroniques 2001
Entretiens

 
JadeWeb chroniques #7
 
   
 

 

 

A la loupe :
MONSIEUR FERRAILLE
de Winshluss & Cizo

 
 
 
 

CHE

Après s’être surtout singularisé avec des travaux souvent avant-gardistes, les éditions Fréon plongent dans l’histoire de la bande dessinée et sortent proprement des oubliettes Che, une oeuvre à laquelle Alberto Breccia était particulièrement attaché. Soit la biographie du Che Guevara, magistralement raconté par Hector Oesterheld. On est loin du récit de propagande tant l’écriture est poétique et la construction du récit audacieuse. Mais l’on est bien dans un récit politique, qui milite autant sur le fond que sur la forme. Breccia -père et fils- au dessin s’y montrent très inspirés, le récit leur tient visiblement fort à coeur. Les scènes de combats entre expressionnisme et abstraction donnent le souffle à la légende du personnage tandis que de petites touches nostalgiques remontent la chronologie de cet étudiant en médecine emporté par la tourmente révolutionnaire. On navigue parfois, dans les pages retraçant l’histoire officielle à des comptes-rendus un peu figés de séquences illustrées très encyclopédiques mais c’est pour mieux se faire bousculer, quelques pages plus loin, par des espaces d’intimité au coeur de la guérilla qu’il mena, isolé au fin fond de l’Amérique du sud. Un très bel ouvrage, soigneusement réalisé -mais maintenant on en a l’habitude avec les éditions Fréon- et à la couverture superbe.
JP.

Hector Oesterheld, Alberto & Enriche Breccia | CHE
80 pages | 14,50 EU | éd. Fréon

 
 
 
 

3

Course poursuite dans un monde infernal, 3 est un livre bien singulier. Dans une cité entre New York et Hong- Kong, une équipe, qui pourrait s’apparenter au F.B.I., du nom de 3 fait la guerre à une mystérieuse organisation qui trafique de curieux poissons au look très asiatique et dont l’ingestion provoque des mutations et rend quasiment invulnérable. L’histoire semble comme ça assez barge mais ce n’est rien comparé à son déroulement. Tripots clandestins sous les trottoirs de la ville cachant des expériences sur des crocodiles, clinique dentaire servant de couverture à des savants perturbés éleveurs de poissons mystiques, gunfights totalement rocambolesques à travers la ville, le long des façades d’immeubles, dans les airs (!), on ne pourra s’empêcher de penser au Hardboiled de Frank Miller et Goef Darrow dans une version absurde (déjà que...) et onirique. Et que dire de cette cité pleine d’étranges badauds, de clichés exotiques, d’issues improbables. Des clins d’oeil à Major Fatal ? Les divinités bouddhistes volent bas et se font cribler de balles par les hommes de 3, eux-mêmes dessoudés à la pelle par les membres de l’organisation -affublés de nez de clown comme signe distinctif- trafiquante de poissons drogues ! Livre entièrement dédié à une sanglante course poursuite, on reste en admiration devant le graphisme de Hugues Micol qui construit un réalisme poétique faisant sans arrêt le chemin entre précision de la représentation et un travail abstrait, graphomaniaque, sur le trait. Ainsi des éléments de décor traversent les personnages, les douilles recrachées par les armes à feu s'inscrivent comme une véritable partition musicale dans le ballet de gunfights flottants dans les airs. Le trait gratté, faussement maladroit, parfois proche du dessin d’enfant évoque également des auteurs tels Pierre La Police, El Chico Solo ou Frédéric Poincelet. Subjuguant.
JP.

Hugues Micol | 3
160 pages | 18,30 Eu | éditions Cornélius

 
   
 
   

CLOSE YOUR EYES

Beau livre atypique de Charles Burns, Close your eyes, est un carnet de croquis édité par le Dernier Cri. Sur 128 pages sont déclinés en vis à vis croquis et dessins originaux ayant servis de source d’inspiration. Clair et honnête -l’auteur ne se contente pas de citer ses sources, il les reproduit en face de l’interprétation qu’il en fait, ce qui permet une comparaison de visu riche d’enseignements. Ce petit livre très dense -peut être l’ouvrage le plus "classique" édité jusqu’ici par le Dernier Cri- nous éclaire considérablement sur la technique de Burns. S’inspirant principalement d’autres dessinateurs -en premier lieu des dessinateurs de comics d’horreur et de thriller des années 1950, ce qui ne surprendra personne, mais également de Crumb, Daniel Clowes ou Dave Cooper- Burns cherche avant tout à transformer des images déjà existantes en icônes. Ses choix s’arrêtent sur des images émotionnellement fortes -des visages dramatiquement expressifs, des poses tragiques-, dont il gomme les aspérités du trait afin de le rendre beaucoup plus synthétique tout en conservant la force expressive du modèle de départ. L’exercice est délicat, et frôle souvent la caricature ou le pastiche. Là où ce carnet de croquis est réellement passionnant c’est lorsqu’il nous montre les versions successives de certains dessins, dont nous voyons le trait se simplifier, gagner en densité, se contracter autour de masses noires qui posent un éclairage tranchant sur les visages. La reprise en quatre étapes d’un dessin de Julie Doucet est, à cet égard, impressionnant. Dans sa première version, le croquis garde la rondeur de l’original, sa sensualité, atténuant même la crudité due aux ombres et à l’usage de la trame sur le dessin de Julie Doucet. La deuxième version contracte le corps, qui devient plus trapu et animal, les ombres soulignent une masse musculaire brute, une agressivité un peu masculine, les gouttes de sueur sur le front indiquent l’inquiétude. Le visage a l’air à la fois angoissé et en colère, le front s’est arrondit, donnant au crâne la forme de celui d’un gros bébé. Nous ne trouvons plus aucune trace de la sensualité des deux dessins précédant, nous sommes passé dans le domaine de la sexualité et de l’angoisse. La troisième version de ce dessin est une icône typique du style de Burns : le corps a encore grossit, jusqu’à devenir grotesque, les traits du visage se sont durcit, la tête n’est plus celle d’un bébé, c’est celle d’un bouledogue humain, crispé de colère, le micro est retourné contre le personnage, dans un geste agressif -il pourrait s’agir d’un couteau avec lequel il se menace. Il n’y a plus de trace apparente de sexualité et pourtant tout souligne ce sentiment, les vêtements, les chaussures à plate forme, l’agressivité du personnage, la sueur sur son front -dans laquelle nous distinguons maintenant plus l’effort que l’angoisse. Nous sommes passé dans le domaine du refoulement, la tension qui traverse le personnage est devenue palpable sans que l’on puisse dire exactement pourquoi. Partant d’une image atypique et sensuelle, Burns la transforme en une figure électrique, dont il a effacé toute douceur apparente, enfouissant le sentiment que possédait le modèle sous son trait contrasté. Toute la force de Burns tient à cet art du contraste, et il n’est pas étonnant de constater que les dessins les plus forts de ce recueil sont inspirés de photographies découpées dans des magazines.Procédant de la même manière, Burns s’attache à des visages expressifs (une grimace dans l’exemple cité), dont il atténue la singularité tout en conservant la force émotionnelle du modèle. Nous comprenons ici le tournant qu’a pris son travail avec Black Hole (Delcourt éditions), où sa maîtrise visuelle et son sens des références démontre une dimension sensible extrêmement subtile et dérangeante.
L.T.

Charles Burns | CLOSE YOUR EYES|
128 pages | couverture sérigraphiée | 15x21,5 cm | 15 Eu (+1,75 Eu de port)
| éditions Le dernier cri (Friche de la Belle de Mai - 41 rue Jobin 13003 Marseille)

 
   
 
   

TOP TEN #1 & #2

Après le coup de froid des séries DC en kiosques, Semic Books pose enfin les pieds sur terre en investissant les librairies spécialisées avec du matériel de qualité (ben oui, pourquoi gâcher du bon matériel en kiosque ?). L’occasion aussi de s’essayer à de beaux albums et à de nouvelles séries et mini-séries de bonne qualité. Ainsi ce Top Ten D’Alan Moore -qu’on ne présente plus- et Gene Ha -qu’on présente. Découvert en France il y a quelques années sur La légende Askani (énième séquelle de l’univers des X-men), Gene Ha fait partie de cette génération d’auteurs américains extrêmement réalistes dans la représentation. Son trait fouillé et précis a gagné en rondeur par rapport à ses débuts et, allié à une mise en couleur quasi photographique, il offre une " réalité " neutre et proche de la télévision. Ce qui tombe bien pour Top Ten, justement puisque Alan Moore, toujours prompt à aborder de biais le monde des super-héros a décidé dans cette série de coller au plus près à ce que la télé américaine sait faire de mieux en ce moment : la série (le premier qui dit "les infos" reçoit une baffe). Top ten raconte le quotidien d’un commissariat dans une grande métropole. Jusque là rien d’extravagant. Mais voilà nous sommes dans une uchronie. La terre est peuplée d’êtres aux supers pouvoirs. Pas quelques-uns, mais tout le monde. Du chauffeur de taxi aveugle mais doté d’un sixième sens très zen ("Où nous arrivons, c'est là où il fallait qu'on aille") au commissaire Doberman harnaché dans un exosquelette. Les souris font des trous grands comme des fauteuils, normal, ce sont des Ultras souris (avec le costume qui va avec) et le service de dératisation utilise des "chatomiques" pour les combattre (capés et casqués), tandis que les monstres des films de S.F. japonais devenus pochetrons noient les rues de vomi et des bars dévolus aux divinités font le coup de la mort du sauveur tous les matins (" - Ce qui veut dire que nous n’arrêtons personne ? Mais ils assassinent des gens dans l’éternité ! " dit un flic et se voit répondre " -Ta paperasse aussi elle durera l’éternité. Mieux vaut laisser tomber. "). Comme à son habitude, Alan Moore fouille en profondeur la psychologie de ses personnages, crée des situations tragi-comiques réjouissantes et donne une vie étonnante à tout ce petit monde. Il en profite pour questionner le monde sur l’inextricable condition humaine, la notion de progrès, les tentatives de "gestion" de son imprévisible évolution. Un pur régal.
JP.

Alan Moore & Gene Ha| TOP TEN #1 & #2
112 pages | 9 Eu | éditions Sémic

 
   
 
   

BUSCAVIDAS

Ouvrage composé de petits contes cruels qu’un curieux personnage plutôt atone vient recueillir au cours de ses promenades, Buscavidas (littéralement "cherche vies") montre une autre facette de l’immense talent d’Alberto Breccia. Son amour de la caricature, des silhouettes grotesques et tellement parlantes. Breccia recompose un bestiaire de l’âme humaine à la manière d’un James Ensor. De son côté Carlos Trillo quadrille l’Argentine de ses petites histoires intemporelles pleines de mamies goguenardes et calculatrices, de patriarches ogresque et de latin lovers pathétiques avec une tendresse allant jusqu’à l’extrême cruauté. On retrouve des thèmes chers et tellement identitaires de la littérature sud-américaine avec cette richesse de personnages exacerbés par leurs émotions. Buscavidas se lit tranquillement, le sourire aux lèvres et, à la manière de la figure centrale du récit, compilant par volumes entiers des historiettes qu’ils glane au fil des rencontres, on se prend à savourer comme une gourmandise les tourments, des bourreaux comme des victimes, de ces petits contes noirs où espoir et désespoir dansent main dans la main le bal de la vie cher au tango.
JP.

Alberto Breccia & Carlos Trillo | BUSCAVIDAS
112 pages | 13 Eu | éd. Rackham

 
   
 
   

CARNET
Fac-similé de carnets de croquis (de 1996 à 2001) de Jacques Tardi, cet ouvrage montre également la bibliophilie de Jean-Christophe Menu qui inscrit là une nouvelle marque à son métier d’éditeur. Un livre évidemment pour amateurs de Tardi, voire pour amateurs de croquis (j’en suis). L’occasion avant tout de pénétrer plus avant dans une certaine forme d’intimité avec l’auteur. Natures mortes, scènes oniriques, portraits, reprises de tableaux, etc. c’est une vraie plongée dans les pensées de Tardi, qui au-delà de ses récits traditionnels se montre comme un formidable créateur d’images, dans le sens d’un Moëbius par exemple. Dans la lignée des Chiures de gommes et Mines de plomb antérieurement parus chez Futuropolis, c’est l’occasion également d’un très bel ouvrage sur papier bouffant doté d’une reluire toilée, et oui ma pauv’ dame, c’est plus tous les jours que l’on voit ça.
JP.

Jacques Tardi | CARNET #1
216 pages | 36 Eu | éditions JC Menu

 
   
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