à la loupe
Dragon Head de
Minetaro Mochizuki

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Chroniques #0 From hell | Petit manège | Attends | L'usine électrique | Caricature | Le feuilleton du siècle

Chroniques #1
Gorazde | Persepolis | Frankenstein encore et toujours | Cosmique tralala | Froncée | Jeux d'influences | Isaac le pirate | Villégiature

Chroniques #2 Le val des ânes | La poursuite | Le roi de la piste | La boîte à chimères | Black hole

Chroniques #3
Hicksville | O pesadelo de Gustavo Ninguém | Le petit garçon qui n'existait pas | L'enclos | Cadavre exquis | Essai de sentimentalisme| Parrondo poche #1

  JadeWeb chroniques #4  
 

A la loupe : Miroirs et fumée de Neil Gaiman

 
 

 
 

Frida Kahlo, une biographie surréelle

La biographie d’artiste en bande dessinée est assez rare. L’année dernière, Thierry Smolderen et Jean-Philippe Bramanti tentaient une biographie en partie fictive de Winsor McCay, le créateur de Little Nemo (McCay, la balançoire hantée, éditions Delcourt). Leur approche mêlait fiction et repères historiques, marquant explicitement la difficulté de rester dans le cadre strict d’un compte-rendu historique via le médium bande dessinée. On touche là à l’emprise que peut avoir la fiction sur certaines formes d’arts narratifs. Or, la bande dessinée s’est déjà largement plongée dans l’autobiographie, le journalisme ou les contraintes formelles (tel l’Oubapo). Pourquoi ne pas franchir le pas ? C’est ce que s’est dit l’auteur italien Marco Corona qui en 1998 proposa " une biographie surréelle " de Frida Kahlo. Aujourd’hui traduit par les éditions Rackham, l’ouvrage est l’occasion de se jeter avec délectation sur les traces de cette véritable icône de l’art moderne, muse de tout un pays, le Mexique. La vie de Frida Kahlo est déjà un poème, traversé des souffrances qui parsèmeront sa vie. Atteinte de poliomyélite, rescapée douloureuse d’un terrible accident à l’âge de 18 ans qui l’obligera à porter, sa vie durant, un corset et à subir de multiples opérations qui s’achèveront par l’amputation d’une de ses jambes, elle passera une partie de sa vie alitée dans une convalescence sans fin. Malgré ce sort peu enviable, Frida Kahlo mènera également une vie tonitruante de croqueuses d’hommes, de militante communiste puis trotskiste (l’hébergeant même lors de son exil au Mexique) et d’artiste de renommée internationale que soutiendra André Breton et les surréalistes, souvent dans l’ombre de son mari, le tapageur artiste muraliste Diego Rivera. Frida et Diego formeront un couple emblématique, version amérindienne et picturale de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
Avec un dessin surprenant, tout en rondeur, Marco Corona plie le récit au gré des événements ponctuant la vie de Frida, contrebalançant des scènes classiques de bande dessinée avec des séquences illustratives fortement symboliques, plonge dans les rêves du personnage à la manière d’un journal intime, cherche une écriture surréaliste rendant justice à son sujet. Après un prime-abord pas forcément séduisant, on s’immerge rapidement dans la succession des anecdotes et des combats de la diva, efficacement rythmé par les interventions des figures du siècles qui traverseront sa route. La personnalité touchante de Frida Kahlo s’y dévoile avec grâce.
JP.

Le site de Marco Corona
Frida Kahlo, une biographie surréelle | Marco Corona
64 pages | 50 FF / 7, 62 Euros | éditions Rackham

 
     
 

Kane #1 | Bienvenue à New Eden

Kane : voilà une traduction originale. Le flic d’apparence impassible de Paul Grist fait partie de ces comics carrément en marge par rapport à ceux qui traversent couramment l’océan pour débarquer en France. Kane n’a que peu à voir avec la production mainstream américaine tout en reprenant certaines de ses trames, telle une histoire somme toute classique de flic ré-intégré dans son service (la police de New Eden -symbolisant New York-) après avoir tué son équipier ! Inutile de préciser que l’accueil est plutôt frais. L’adjonction d’un nouvel équipier, une jeune femme qui cherche à s’imposer dans ce milieu ultra-viril, ne fera que saisir davantage l’image de Kane, rongé par son passé, solitaire par force autant que par expiation. Mais la série, bien qu’auto-éditée par Paul Grist ne ressemble pas non plus à la production indé que l’on a l’habitude d’apprécier ici. La légèreté de traitement d’une intrigue façon polar urbain, pleine d’humour, nous éloigne des drames fantasmatiques et des ambiances plombées que l’on aurait pu lire sous la plume d’un Daniel Clowes ou d’un Charles Burns. Là où on s’attend à une critique engagée ou pessimiste du milieu policier, on trouve finalement un ton de comédie douce amère, un soap aux gags incongrus chers aux séries télés. C’est tout le charme de Kane, cette approche mi-figue, mi-raisin mariée à un graphisme parfois sombre, on pense à Frank Miller, parfois rondouillard et enjoué à la Steve Ditko. Les décors nocturnes de la ville de New Eden sont comme un décor de théâtre un peu désuet, rappelant en clin d’oeil Radiant city, la cité design du Mister X des Frères Hernandez. Bref, Kane reste frais et léger malgré des ressorts dramatiques assez chargés (rapts, attentats) et c’est toute sa force et son originalité. Ce premier tome, Bienvenue à New Eden promet, même s’il se laisse lire un peu trop vite, plus de pages ne l’auraient pas desservi.
JP.

| extrait |
Kane tome 1, Bienvenue à New Eden |
Paul Grist
64 pages | 88 FF/13,42 Euros | éditions La comédie Illustrée

 
       
   

Trino, ou l'aliénation et la patrouille des castors

Depuis Feuerbach (1804-1872), nous ne sommes pas sans ignorer que Dieu est définitivement mort. L’amateur de bande dessinée sait cela aussi. Considérons dès lors que ce dernier est capable de comprendre cette abstraction : toute religion n’est que projection externe de l’essence de l’homme.
De quel droit présumerions-nous de l’ignorance des collectionneurs de Tounga ? Forçons-nous plutôt à entrevoir ce singulier lectorat comme potentiellement qualifié à assimiler une métalogique hégélienne un tant soit peu élaborée. Persuadons-nous que le collectionneur de La patrouille des Castors sait fort bien que Dieu est en réalité une entité chimérique, conçue par l’homme et devenue si puissante que celui-ci s’est lui-même subordonné à elle, se laissant volontairement dominer et se soumettant ainsi à ses propres produits, comme s’il s’agissait en réalité d’une puissance étrangère... Hum ! Avouons-le tout net, il serait foutrement étonnant que tout ceci réussisse un jour à traverser l’intelligence d’un quelconque lecteur de Pim, Pam ou Poum. Il serait bien plus convenable de laisser notre sympathique lectorat à sa place et de continuer à le tenir pour ce qu’il est ; un petit groupe de gens chouettes et sensas.
Monsieur Altan (1942/20**), ironiste trévisan (et auteur remarquable à ses heures comme nous le prouve la lecture de son dernier ouvrage, Trino ou le journal de la Création), semble également convenir de ce principe. Figurez-vous qu’il a réussi, au moyen d’une vulgarisation saugrenue (une bande dessinée !) à distiller malicieusement tout au long de son entreprise, les bases ontologiques exposées ci-devant. Et c’est dans un élégant recueil d’une petite centaine de pages (le lecteur de bande dessinée n’apprécie guère les ouvrages de plus de dix mille caractères), que le bédéiste transalpin nous donne à rire copieusement.
Trino ou le journal de la Création, se présente en réalité comme une succession de petits sketches (des strips, nous dirait le fan). Là, Monsieur Altan nous réinvente avec esprit une Genèse cocasse et hilarante, il nous réécrit le Livre des Origines et la découverte de la hiérarchie du Tout-Puissant n’est pas la moindre surprise du livre. Trino est une bande dessinée qui ne consent pas seulement à dépeindre quelques esprits bien pensés ni une ordinaire pléthore de situations absurdes, c’est aussi un tableau intelligent dont certains discours peuvent porter loin. Altan crée une langue indéfinissable n’appartenant qu’à lui (un humour typiquement italien nous dirait JP), mais qui, par son acidité et sa singularité, parvient à s’imposer magistralement. Ne manquons pas de signaler aussi qu’il a indubitablement fallu quelques traits d’esprit à notre aimable Trévisan pour réussir à sortir de cette funèbre et fantasque escroquerie intellectuelle, une oeuvre burlesque certes, mais humaine et salutaire. Et Monsieur Altan se prive bien de tomber dans le piège, car, au delà du Divin (le lecteur nous pardonnera l’inconvenance de la formule), c’est bien sûr l’homme que l’humoriste ajuste dans sa mire. L’homme dont il arrive à discerner et à exagérer avec une acuité féroce, toute la stupidité et l’ineffable vanité. En cela, le choix du médium trouve toute sa portée et sa pertinence. Que d’autre qu’une bande dessinée, littérature bâtarde vouée à demeurer, probablement pour longtemps encore, l’art mineur qu’elle est par essence, pouvait le mieux exposer l’inanité du sujet ? Mmh ? Mais abandonnons vite ces perspectives car je devine déjà les passions s’embraser. Passons sans autre transition à la facture.
À la vue des planches épurées de Trino, les plus jeunes connaisseurs de bande dessinée évoqueront sans nul doute le tracé minimal d’un certain Lewis Trondheim -le Trondheim des débuts, quand celui-ci savait encore insuffler une once de fraîcheur à ses histoires, vous affirmeront les puristes (hé oui, l’amateur de bande dessinée, lui aussi, sait se faire tatillon). Mais n’oublions pas que Monsieur Altan créait déjà son éclatante héroïne Ada, alors que le petit Lewis n’avait pas encore la moindre plume au cul (le jeune amateur de bande dessinée à l’instar du jeune dit classique a également la fâcheuse tendance à négliger son Histoire) ! Mais tout ceci n’est qu’insignifiance. Retenez plutôt que la dernière bande dessinée de Monsieur Altan est drôle, efficace et bien plus accessible que les assertions de monsieur Feuerbach. Et cela, au grand soulagement du lecteur de bande dessinée, Dieu soit loué !
Monsieur.

| extrait |
Trino ou le journal de la Création | Altan
96 pages | 69FF / 10,52 E | Ed. Rackham

Essence du christianisme
| Ludwig Feuerbach
540 pages (écrit petit et sans dessin) | 89FF / 13,57 E | La Découverte